Une semaine à la plaine du Pô
Une brume, une grolle et un voyage inoubliable
Il y avait cette brume.
Épaisse, blanche, presque vivante. Elle recouvrait la plaine du Pô comme une couverture de coton sale, masquant à peine les squelettes d’usines, les vitres brisées, les grilles rouillées. Nous étions à Vercelli, ville paisible du Piémont, mais ce matin-là, nous avions rendez-vous avec ses fantômes.
Pendant plusieurs jours, Audrey et moi avons arpenté les marges de la ville. Pas les rues commerçantes, pas les places ensoleillées. Mais les impasses, les chemins de gravier, les sentiers oubliés qui mènent à ce que l’on ne montre plus : l’hôpital psychiatrique, l’usine textile, la villa d’un autre siècle. Ce voyage, c’est un plongeon dans les plis du temps. C’est une exploration des ruines industrielles et humaines, dans un silence habité.
Mais comment en est-on arrivé là ?
Je suis un passionné d’urbex, un amoureux des lieux oubliés, et la photographie est mon moyen d’immortaliser ces fragments de mémoire. J’adore m’imaginer vivre dans les lieux que je visite, me fondre dans leur histoire. Cela peut être festif, parfois même affreux. C’est un peu comme un voyage dans un autre monde, où le temps se suspend.
Tout a débuté avec une grolle à 6 becs que je possède chez moi. En discutant avec Audrey, je lui expliquais ce drôle de plat, son origine, et surtout à quoi il servait. Il venait de la vallée d’Aoste, et je l’avais ramené avec Patrick (le Conteur Azerro), un conteur que j’apprécie beaucoup. Sur Google Maps, je lui ai montré l’endroit, et voilà que l’idée a germé : pourquoi ne pas passer une semaine à explorer les Alpes côté italien ? Et c’est ainsi que nous avons atterri à Vercelli.
Mais avant d’y poser nos sacs, nous avons pris notre temps.

Une nuit à Annecy, d’abord — douce escale entre lac et montagnes, petite parenthèse suspendue où le voyage commence déjà à ralentir. En arrivant en fin d’après-midi, la lumière dorée caressait les façades pastel du Vieil Annecy, et les canaux tranquilles semblaient glisser entre les ruelles pavées comme des rubans de verre. Il flottait dans l’air un parfum de fleurs, de gaufres chaudes et de promesses d’évasion.
Nous avons flâné sans but, nous laissant guider par le charme discret des ponts fleuris et des volets entrouverts. Le lac, à quelques pas, étendait son miroir immense, ourlé par les silhouettes des montagnes encore enneigées.
Sur les berges, des promeneurs, des rires d’enfants, des cygnes majestueux : tout semblait baigné de douceur. Nous avons dîné en terrasse, les joues rosies par la fraîcheur de l’altitude, un verre de vin blanc local à la main, les yeux perdus dans la lumière du soir qui dansait sur l’eau.
C’était une halte brève, mais dense. Une de celles qui déposent déjà un peu de poésie dans les bagages, avant même que le voyage ne commence vraiment.
Puis Chamonix, face au Mont-Blanc encore saupoudré de neige, comme un dernier salut de l’hiver. Là, déjà, l’altitude et les sommets nous avaient vidés du superflu.

Nous avons franchi le col du Petit-Saint-Bernard, glissant lentement des neiges persistantes vers les premières touffes d’herbe piémontaise. Le ciel était lourd, chargé d’électricité, comme s’il hésitait entre le déluge et l’accalmie. Le paysage changeait, les accents aussi. Sur la route menant à Vercelli, un détour presque improvisé nous a menés à Ivrea, berceau d’Olivetti, cité de briques rouges et d’utopies industrielles. C’est là que nous avons découvert The La Serra Complex.
The La Serra Complex – Une atmosphère de fin du monde.
Il y a des lieux qui vous mettent mal à l’aise dès les premiers instants. The La Serra Complex, c’est exactement ça. Situé non loin de Biella, ce complexe abandonné aux allures de station thermale ou de sanatorium semble s’être arrêté en pleine apocalypse.

De loin, le bâtiment intrigue. Posé dans un environnement banal, presque administratif, il ressemble à un vaisseau échoué, un assemblage rigide de béton, d’acier et de modules aux formes géométriques franches. La façade est percée de volumes jaunes qui semblent jaillir comme des touches de machine à écrire. On découvre plus tard que ce n’est pas une coïncidence : l’ensemble a été conçu dans les années 1970 comme une interprétation architecturale de la Lettera 22, célèbre machine à écrire d’Olivetti.
Nous nous approchons en silence. L’architecture est brute, fonctionnaliste, mais non dénuée d’une certaine élégance froide. Le bâtiment est en parfait état structurel, presque trop propre pour un site abandonné. Et pourtant, il est bel et bien désert. Pas de personnel, pas d’usagers, pas même un bruit mécanique. Tout semble avoir été figé à l’instant précis où la dernière clef a été tournée.

Nous passons une porte laissée entrouverte. Le hall s’ouvre, large, impersonnel. Sols en pierre claire, murs aux revêtements encore nets, mais légèrement passés. Le silence y est presque oppressant. L’éclairage est naturel, filtré par d’immenses baies vitrées. Les luminaires suspendus, le mobilier d’accueil, les panneaux d’orientation : tout est là, comme en veille prolongée.
Sur la gauche, un long couloir mène vers une série de salles : un cinéma, aujourd’hui vidé de ses sièges mais encore identifiable par la pente douce du sol, le cadre de l’écran, l’acoustique feutrée. Plus loin, une vaste salle à l’architecture remarquable, sans doute un auditorium, avec son plafond en gradins inversés et ses parois inclinées. Le lieu aurait pu accueillir une conférence internationale, un concert, un colloque universitaire.
L’étage, accessible par un escalier au garde-corps jaune canari, abrite ce qui semble être un hôtel : une enfilade de chambres identiques, toutes fermées, sobres, aux portes numérotées. Les couloirs sont tapissés de moquette grise. Aux intersections, des baies vitrées laissent entrevoir la ville d’Ivrea, en contrebas, tranquille et indifférente à cette présence fantomatique.






Le bâtiment, en dépit de son abandon, n’a rien d’un lieu vandalisé. Pas de graffitis, pas de vitres brisées, pas d’infiltrations majeures. Ici, le temps ne ronge pas, il suspend. On devine que le complexe a été désaffecté dans les règles, sans drame ni urgence. Il n’est pas en ruine, il est juste… en pause.
Cette impression est renforcée par les détails : les anciens plans d’évacuation toujours en place, les pictogrammes d’époque, les enseignes des toilettes, le numéro au-dessus de la réception. On sent l’empreinte d’un projet pensé dans les moindres détails, fruit d’une vision sociale et architecturale aujourd’hui disparue. Une sorte de capsule temporelle figée dans l’idéalisme industriel des années 70.
En sortant, nous restons un instant à observer la façade. Ce rêve de modernité, cette machine à écrire monumentale, est là, posée comme un vestige d’un avenir qui n’est jamais venu. Un lieu où tout aurait pu continuer. Mais où plus rien ne se passe.
Nous étions début mai 2009. Le printemps étirait ses bras sur la plaine du Pô, les rizières miroitantes donnaient à la campagne un air d’aquarelle. En franchissant le col du Petit-Saint-Bernard, on avait quitté les dernières neiges pour glisser doucement vers la chaleur piémontaise. Vercelli, on ne connaissait pas vraiment. Un nom entendu, une ville posée entre Turin et Milan, perdue dans une mer de champs.
À notre arrivée, elle nous a semblé presque endormie, paisible, avec ses ruelles étroites, ses façades couleur ocre, ses églises romanes et ses airs de vieille Italie. Mais sous cette surface tranquille, quelque chose vibrait. On sentait que la ville avait une autre face. Une face dissimulée.
Avec Audrey, on s’est installés dans une petite pension de famille, simple mais accueillante, à la sortie du centre historique. Et dès le premier soir, autour d’un verre de vin rouge local, on a commencé à tracer notre itinéraire. Un parcours un peu fou, à travers les cicatrices de la ville. On listait des noms à moitié effacés, des adresses floues, des repères laissés par d’autres passionnés d’urbex sur des forums. Le plan était clair : chaque jour au moins un lieu oublié. Chaque jour, une plongée dans le passé.
Liste des lieux visités :
- The La Serra Complex (complexe ??)
- L’asile psychiatrique de Vercelli
- L’ex-usine Montefibre
- La Bertagnetta (ancien sanatorium)
- Le Castello di Vettignè (château)
- Leri Cavour (hameau agricole)
- Il Maneggio (discothèque)
- Villa Alessandro Poss
- Istitut Padre Beccaro (…, école, hôtel, …)
- Ghost town Consonno
L’asile oublié – Ospedale Psichiatrico di Vercelli
Nous avons garé la voiture le long d’un trottoir désert, sur le Corso Papa Giovanni Paolo II. L’aube était blafarde, silencieuse. Audrey m’a regardé avec un mélange d’excitation et d’appréhension. Devant nous, un portail entrouvert, rongé de rouille, donnait accès à un vaste complexe aux allures de ville fantôme : l’ancien hôpital psychiatrique de Vercelli.
Ce lieu, immense, a accueilli pendant près d’un siècle des milliers de patients. Internés pour des raisons médicales, sociales, politiques parfois, ils ont vécu derrière ces murs une vie souvent oubliée des archives officielles. Le bâtiment principal, en briques rouges, évoque l’architecture austère du XIXe siècle.
Dès qu’on a franchi le seuil du bâtiment principal, une odeur nous a saisis. Celle de l’humidité, tenace, épaisse, presque organique. Elle s’infiltrait dans les narines, se collait aux vêtements, nous ralentissait comme une main invisible posée sur l’épaule. Les murs suintaient encore, couverts de taches de moisissure et de peinture écaillée. Cette odeur — mélange de poussière, de médicaments, de passé en décomposition — provoquait un malaise diffus, une sorte de paralysie intérieure.










Et puis, il y avait l’immensité. Le site compte une vingtaine de bâtiments, tous semblables, disposés comme un petit village fantôme. Des ailes entières d’hôpital, reliées par d’interminables couloirs, bordés de cellules identiques. Les portes, désormais arrachées ou grandes ouvertes, formaient des enfilades de vides béants. À chaque pas, la même désolation, la même géométrie implacable.










Au sol, les traces d’un passé sinistre. Des revues de psychiatrie ouvertes sur des pages jaunies, des camisoles de force déchirées, des fauteuils roulants à demi rouillés. Dans une salle de soins, une boîte métallique contenant encore des flacons d’anciens médicaments. Plus loin, un électroencéphalographe, oublié là comme une relique d’un autre siècle.










Par endroits, des dossiers médicaux gisaient dans l’eau stagnante ou dans la poussière. L’encre avait parfois disparu, mais les noms, certains noms, tenaient bon. Ils luttaient contre l’oubli, griffonnés d’une écriture ancienne, penchée, presque élégante malgré l’horreur.




Et ce silence… Le silence d’un asile n’est pas celui d’une école abandonnée ou d’une usine vide. C’est un silence habité. Un négatif sonore. Il évoque tout ce qui a été crié ici. Des supplications, des colères, des prières. Des bruits de chaînes, de pas précipités, de portes qui claquent. Aujourd’hui, tout est figé, mais le lieu conserve leur empreinte. Un parfum lourd, un résidu de détresse. Un silence qui serre la gorge.
Dans une salle d’isolement, minuscule et sans fenêtres, Audrey s’est arrêtée. « Tu crois qu’ils criaient ici ? », a-t-elle murmuré. Et le silence lui a répondu.
L’air était lourd d’histoires. De ces lieux où la souffrance psychique se heurtait aux limites d’un système dépassé. Nous avons quitté le site le cœur serré, les chaussures salies, les yeux remplis de visions.
Nous avons quitté le site le cœur serré, les chaussures salies, les yeux remplis de visions. Le moteur de la voiture a mis du temps à démarrer, comme si lui aussi hésitait à tourner le dos à tant de silence. Audrey n’a pas parlé tout de suite. Moi non plus. Ce que nous venions de vivre n’était pas une simple visite — c’était une plongée. Un voyage dans les entrailles d’une mémoire douloureuse.
Pour la suite, nous avons préféré revenir au centre-ville. Boire un café dans un bar anonyme, observer les passants, reprendre pied avec le présent. La ville, à l’écart des sentiers touristiques, nous est apparue comme une plaque tournante oubliée du Piémont. Plate, quadrillée, industrielle. Et pourtant, étrangement captivante. Son histoire est ancienne, mais ce sont ses cicatrices les plus récentes qui nous intéressaient.
Dans notre carnet griffonné, nous avions dressé un itinéraire. Une constellation de ruines, d’épaves urbaines, de lieux dont la fonction avait disparu mais dont la présence, elle, persistait. Prochaine étape : l’immense usine Montefibre au nord de la ville.
Deuxième visite de la journée : Montefibre – Le géant endormi
Après la brutalité silencieuse de l’hôpital psychiatrique, nous avions besoin d’un souffle. Une respiration. Ce fut l’usine Montefibre qui nous l’offrit.
Fondée en 1972 par la société Montedison S.p.A., ce vaste complexe industriel fut autrefois le cœur battant de la périphérie de Vercelli. Ici, on produisait du diacétate de cellulose et de la viscose, matières premières essentielles à l’industrie textile. Pendant plus d’une décennie, la Montefibre offrit des emplois, du bruit, des fumées, et sans doute quelques maladies. Puis, dans les années 1980, les machines s’arrêtèrent. Le silence s’installa.
Mais le lieu ne resta pas totalement figé. Comme souvent dans les friches industrielles, des rave parties s’y organisèrent. Et chaque année, dans l’un des hangars, on construisait les immenses chars du Carnaval de Vercelli. Il restait donc une part de vie dans ce squelette de béton.
Quand nous sommes arrivés avec Audrey, la lumière déclinait. L’ensemble se dressait là, colossal, éventré, comme un titan abandonné aux marges de la ville. Des bâtiments massifs, des tuyaux rouillés, des entrepôts lézardés. Le vent s’engouffrait entre les structures, et nos pas résonnaient sur les gravats.
La végétation avait repris ses droits : des lianes grimpaient le long des murs, des herbes hautes jaillissaient des fissures. À l’intérieur, les machines dormaient sous la poussière. Dans un hangar ouvert, un ancien tableau de contrôle trônait encore, figé dans le temps, recouvert de cadrans aux aiguilles bloquées. J’imaginais les ouvriers d’alors : blouses tachées, clopes aux lèvres, surveillant les lignes de production au son régulier des moteurs.
Audrey grimpa une volée d’escaliers en métal, découvrant une passerelle suspendue. De là-haut, la vue sur le site était vertigineuse. Une cathédrale de rouille et de béton. Un temple profane de l’âge industriel. C’était grandiose… et triste à la fois.
Au moment de repartir, nous avons croisé un visage peint à même un mur : yeux bandés, traits effacés. Comme si l’usine, elle aussi, refusait de voir sa propre déchéance.
Soirée à Vercelli
La lumière déclinait doucement quand nous avons quitté l’usine Montefibre. Nous étions encore portés par les images du jour — les couloirs vides de l’hôpital et l’immensité de l’usine. La fatigue s’était glissée en nous, discrète mais tenace. Et pourtant, il régnait entre nous une sorte de légèreté inattendue, comme si l’exploration de ces lieux figés dans le passé nous avait, paradoxalement, ancrés dans le présent.
Nous avons regagné le centre de Vercelli, une ville que nous ne connaissions pas encore, mais qui s’ouvrait à nous dans la tiédeur d’un début de mai. Les rues étaient calmes. Les façades, orangées par la lumière rasante du soleil couchant. Nous avons garé la voiture près du centre historique et marché sans but précis, attirés par une terrasse, une place, une lumière.
Nous avons fini par nous installer à une table en terrasse, Piazza Cavour, devant un petit bistrot dont nous avons oublié le nom mais pas l’ambiance. Le serveur avait l’accent chantant du Piémont, et il nous a recommandé un risotto alla vercellese — spécialité locale à base de riz des environs, rouge rubis, relevé d’un peu de vin. Audrey a souri en voyant arriver nos assiettes fumantes, et moi, j’ai commandé un verre de Barbera pour accompagner le tout. Le vin avait le goût de la terre et du soleil.
On a parlé du jour écoulé, longuement. De ce qu’on avait vu, de ce qu’on avait ressenti. Mais on a aussi ri. On a regardé passer les gens, deviné leurs histoires. On s’est étonnés du charme discret de la ville, de ses arcades, de ses tours médiévales et de cette étrange douceur qui tombait avec la nuit.
Plus tard, de retour à notre hébergement, nous avons consulté nos notes, réorganisé les photos prises dans la journée, et esquissé l’itinéraire du lendemain. Audrey a tracé sur une carte le chemin vers notre prochaine exploration : La Bertagnetta, un ancien sanatorium
Puis, sans un mot de plus, nous avons fermé nos carnets, éteint la lumière, et laissé la ville nous bercer.
La Bertagnetta (ancien sanatorium de Vercelli)
La lumière du matin était douce sur Vercelli. Après le café, nous avons marché tranquillement jusqu’à La Bertagnetta. Pas besoin de sortir de la ville : l’ancien sanatorium est là, dissimulé dans un repli discret de l’urbanité, comme un secret oublié au cœur même du tissu moderne.
Le nom lui-même a quelque chose de doux et étrange, presque affectueux. Pourtant, le lieu fut tout sauf tendre. À l’époque où la tuberculose décimait les populations, les sanatoriums poussaient comme des champignons, à la recherche d’air pur et d’isolement. La Bertagnetta accueillait les malades dans le silence de parc immense, entre traitements expérimentaux et espoirs fragiles.
Aujourd’hui, il repose dans un demi-sommeil. À notre arrivée, un long bâtiment se dresse devant nous, avec ses fenêtres béantes comme des orbites vides. La végétation l’a encerclé, englouti presque. Une atmosphère pesante règne dès les premiers pas.
Le bâtiment, trapu et austère, ne crie pas sa présence. Il s’offre à ceux qui savent voir. Ses murs décrépis portent les cicatrices du temps, les graffitis d’adolescents, les ruissellements d’hiver.
De l’extérieur, le lieu avait tout pour exciter notre imagination : une bâtisse austère entourée d’une véritable petite forêt, aux grands arbres dressés comme des sentinelles et aux buissons touffus. L’ensemble avait des allures de demeure hantée. Dans la région, on raconte des histoires de fantômes, de voix dans la nuit, de silhouettes entrevues derrière les fenêtres. Autant dire que nous étions curieux.
Mais en entrant, l’illusion s’est dissipée. L’ancien hôpital de pneumologie, aussi vaste soit-il, ne recèle presque plus rien de son passé. Les murs sont nus, les couloirs déserts, les pièces vidées. Il ne subsiste que le squelette d’un lieu de soins, rongé par le temps et le vandalisme. L’ensemble est moins évocateur que d’autres lieux visités les jours précédents.
À l’intérieur, l’air sentait la poussière et le vieux plâtre. Des couloirs silencieux s’enfonçaient dans la pénombre, parsemés d’éclats de verre, de papiers froissés, de souvenirs abandonnés. Ici, dans ces murs autrefois dédiés aux soins des tuberculeux, il ne reste plus rien de la médecine, sinon un étrange calme, presque religieux.
Dans une pièce plus vaste, le sol s’affaissait sous les gravats, mais un autel de marbre blanc tenait encore debout. Incongru, poignant, solitaire et intact. Il semble veiller sur les ruines, dernier vestige d’un passé où l’on croyait encore à la force des rituels et des bénédictions, comme si la foi était restée là, immobile, gardienne de quelque chose que nous ne pouvions plus comprendre. Audrey s’est approchée, a posé sa main sur la pierre froide. Moi, je me suis surpris à chuchoter.
Des vitres brisées laissaient entrer des rais de lumière. Une lumière d’hiver, pâle, qui traçait des chemins d’or sur la poussière suspendue. Nous n’avons pas parlé. Il n’y avait rien à dire.
La Bertagnetta n’est pas spectaculaire. Mais elle murmure. Elle parle de ceux qui ont toussé ici, espéré ici. Elle parle aussi d’un monde qui ne sait plus quoi faire de ses fantômes.
Le silence du lieu est profond. Pas pesant, non. Mais creux. Comme si l’on avait vidé la mémoire de l’endroit, ne lui laissant qu’un décor.
Un peu d’histoire : l’hôpital de La Bertagnetta
Construit en 1941 pour accueillir les malades atteints de tuberculose et d’affections respiratoires, l’hôpital de La Bertagnetta a fermé ses portes en 1990. Il devait être transformé en maison de retraite, un projet ambitieux soutenu par de généreux fonds publics. Mais l’entreprise chargée des travaux a détourné l’argent et n’a jamais commencé le chantier. Après une brève réouverture pour héberger des réfugiés, le site a été définitivement abandonné en 1996.
Après-midi en ville : Vercelli entre pierres et rizières
Après la matinée passée à explorer La Bertagnetta, nous avons choisi de poser nos sacs au sol et d’accorder un peu de temps à Vercelli elle-même. Cette ville tranquille du Piémont, souvent éclipsée par Turin ou Milan, recèle pourtant une âme bien à elle — entre spiritualité médiévale et puissance agricole.
Nous avons flâné dans les rues anciennes, sous les arcades discrètes, longeant les façades ocre et les volets clos d’un dimanche presque figé. La basilique Saint-André, chef-d’œuvre de l’art romano-gothique, s’est imposée d’elle-même sur notre parcours. Érigée au XIIIe siècle, elle semble jaillir d’un autre temps, avec ses deux clochers qui veillent sur les toits de tuiles rouges.
Puis, sans plan précis, nous avons laissé nos pas nous mener vers la piazza Cavour, cœur battant de la ville. Des enfants y jouaient à la course entre les tables de café, où quelques vercellesi prenaient le soleil. Audrey a voulu goûter un « panissa », ce plat local à base de riz, de haricots et de saucisse… C’était roboratif, parfait pour repartir à l’aventure.
Vercelli respire le riz : dans les vitrines, sur les menus, jusque dans l’accent des habitants. Nous avons longé ensuite le canal Cavour, puis admiré de loin les rizières inondées qui encerclent la ville comme un miroir liquide. Elles dessinent un paysage presque asiatique, qui rend ce coin du Piémont absolument unique.
Le lendemain nous avons quitté Vercelli sous un ciel d’étain, filant vers l’est, jusqu’au hameau presque oublié de Vettignè. Là, au cœur de la campagne santhiatienne, se dresse l’ancien village, formé autour du Castello di Vettignè, forteresse quadrangulaire datant du XVe siècle.
La structure d’origine renferme une grande cour centrale, tandis que les bâtiments survivants occupent la zone ouest et l’angle nord-est. La construction, datée d’environ 1460, comporte une tour cylindrique massive et une petite tourelle carrée, positionnée pour faire saillie à l’angle sud-est. C’était un lieu de défense stratégique à l’époque, et il a vu plusieurs modifications au fil des siècles. Entre la fin du XVIIe et le XVIIIe siècle, l’ancienne fonction défensive cédait la place à des transformations plus résidentielle, notamment avec l’ajout d’un palais de trois étages pour loger les appartements royaux au XIXe siècle, lorsque le château passa à la famille de Savoie.
Après la Seconde Guerre mondiale, le château fut vendu à des particuliers, et le village, autrefois prospère avec ses 500 habitants au début du XXe siècle, est désormais un lieu paisible et abandonné, où la végétation a repris ses droits.
En entrant dans la cour du château, on ne peut s’empêcher d’être frappé par la tour majestueuse et imposante qui nous fait voyager dans le temps. Pendant un instant, c’était comme si nous nous trouvions au Moyen Âge, entourés de murs silencieux et d’une atmosphère presque palpable de gloire ancienne. Curieux, nous avons grimpé les marches de la tour, mais malheureusement, les dernières marches en bois étaient trop instables pour nous permettre d’atteindre le sommet. Le vent froid soufflait à travers les fissures, mais l’expérience de grimper dans cet ancien bastion valait chaque pas.
À l’intérieur, l’état du château nous a laissé une étrange impression. Les fresques anciennes, bien que dégradées par le temps, ont conservé leur beauté et leur éclat, témoignant des splendeurs passées. Nous avons observé les traces de noblesse : le lys, symbole de pureté et de gloire, orne encore plusieurs pièces. Ce symbole héraldique, si important à l’époque médiévale, nous rappelait le lien du château avec la royauté. La diversité des couleurs des murs, allant du bleu profond à l’orange cuivré, révélait l’élégance passée, bien que la moisissure semble désormais régner en maîtresse sur ces lieux.
Mais ce château ne se contente pas de nous fasciner par son passé historique. Il semble aussi être un lieu où l’invisible se fait sentir. Des histoires de fantômes hantent ces murs, notamment celles de Bonifazio, le capitaine mercenaire surnommé Facino-Cane, qui aurait vécu et rencontré sa bien-aimée ici. Le récit de sa présence spectrale a survécu au temps, et plusieurs anecdotes ont été partagées, des objets qui bougent seuls, des objets perdus retrouvés mystérieusement à leur place quelques jours plus tard… Ces phénomènes sont-ils paranormaux ou simplement des jeux d’ombre et de lumière dans ces murs usés par le temps ?
En pénétrant dans le vieux moulin, grâce à l’autorisation du propriétaire, nous avons vraiment eu l’impression de découvrir un trésor caché. Il n’y a pas de mots pour décrire l’émerveillement que nous avons ressenti en explorant ce lieu oublié. Les murs, les machines abandonnées, tout semblait figé dans le temps. Un silence envahissant régnait, mais chaque recoin, chaque détail racontait une histoire de travail, de dur labeur et de mémoire.
Passer une matinée à l’intérieur de ce château a été une expérience incroyable qui a laissé une marque indélébile dans nos cœurs. Malgré le mauvais état de conservation, nous avons incontestablement préféré cette vue aux vastes étendues de béton urbain que nous connaissons si bien. Ici, chaque pierre, chaque mur, chaque recoin raconte encore son histoire.
Nous choisissons de penser à ce château comme à un monstre endormi. Certes, l’apparence de ce lieu peut paraître sombre à première vue, mais il est bien plus fascinant qu’il n’y paraît. Il nous a surpris à chaque détour, nous offrant des paysages changeants, tout comme un ciel irlandais qui évolue sans cesse.
Au final, nous sommes profondément reconnaissants que ce hasard nous ait conduits jusqu’ici. Ce lieu, avec ses mystères et son atmosphère unique, nous a offerts bien plus qu’une simple visite : une immersion dans un monde à part.
Après avoir quitté le château de Vettignè, notre curiosité nous a conduits vers un autre hameau agricole abandonné, Leri Cavour. Situé non loin, cet endroit semblait tout droit sorti d’un autre temps, figé dans un passé où il avait été le cœur d’une activité agricole florissante. Aujourd’hui, Leri Cavour est un village presque oublié, une étendue de maisons en ruine, de fermes délabrées et de champs envahis par la végétation sauvage.
En arrivant dans ce hameau déserté, la première chose qui nous frappe est l’isolement complet du lieu. L’ombre des grands arbres qui bordent la route semble encore plus imposante ici, et une certaine tranquillité lourde plane sur l’ensemble du village. Leri Cavour possède plusieurs bâtiments, des écuries et une petite église, et se trouve dans un cadre presque irréel, dominé par la centrale électrique voisine. Les grandes tours de refroidissement de cette installation ajoutent un aspect presque apocalyptique au paysage, contribuant à l’atmosphère particulière du lieu. Il est difficile de ne pas imaginer la vie qui animait ces lieux autrefois : les rires des enfants jouant dans les ruelles, les sons des outils agricoles, et l’effervescence des marchés locaux.
Leri Cavour, comme beaucoup d’autres hameaux abandonnés, a une histoire marquée par la lente dégradation du monde rural. La transformation de la région, l’industrialisation et la modernisation des méthodes agricoles ont peu à peu vidé ce lieu de sa vie, jusqu’à ce qu’il devienne ce village quasi fantomatique. Les habitants, comme beaucoup d’autres de la région, ont quitté Leri Cavour à la recherche de meilleures conditions de vie, préférant les villes aux espaces isolés.
Le déclin de Leri Cavour est palpable dans les murs de ses maisons. Certaines d’entre elles, en pierre, tiennent encore debout, mais d’autres sont complètement écroulées, englouties par la végétation envahissante. Chaque fenêtre brisée, chaque porte qui pend en travers, nous raconte une histoire de départ, de ruine, de passage du temps. Pourtant, malgré la lente érosion de ces bâtiments, une étrange beauté émane de cet endroit. Les bâtiments, en contraste avec la nature qui les englobe peu à peu, témoignent d’une époque révolue, de l’artisanat et de la vie rurale qui ont disparu.
Nous avons pénétré dans des maisons abandonnées, et là encore, le silence est presque accablant. L’air est lourd, la poussière a envahi chaque recoin, mais à chaque pas, nous découvrons des fragments de cette époque révolue. Un vieux poêle, des meubles en bois rongés par les années, des murs ornés de papiers peints écaillés… Ces traces de vie passée nous racontent des histoires que les bâtiments eux-mêmes ne peuvent plus revendiquer. Tout semble figé dans un temps lointain, comme si les habitants avaient disparu soudainement, laissant derrière eux leurs biens et leurs souvenirs.
La maison la plus impressionnante de Leri Cavour est sans doute celle où vécut Camillo Benso Conte di Cavour, une figure centrale de l’unification italienne. Ce manoir, situé sur la rive droite du village, dégage un charme singulier. Ses pièces, bien que marquées par le temps, conservent des fresques magnifiquement décorées. Bien que seules les cheminées en pierre témoignent encore de son passé glorieux, l’ensemble de la maison reste empreint d’une élégance intemporelle, que la décrépitude n’a pas pu effacer.
Leri Cavour est un lieu d’une beauté mélancolique, un témoignage de la disparition lente des hameaux agricoles sous l’effet de la modernité. Le village, bien que dépouillé de ses habitants et de son activité d’antan, reste un lieu fascinant. Il nous rappelle que derrière chaque ruine, chaque maison en décomposition, il y a une histoire, des vies, des rêves, et des luttes. En parcourant Leri Cavour, nous avons ressenti une forme de respect pour les traces invisibles laissées par ceux qui ont vécu ici, un respect pour leur passé qui, tout comme ce village, n’est plus que mémoire.
La visite de ce lieu nous a profondément marqués. Alors que le ciel se teintait de couleurs crépusculaires, nous avons quitté Leri Cavour en silence, conscients d’avoir été témoins d’un fragment de l’histoire de la campagne santhiatienne, un peu plus effacé à chaque génération.
Après cette journée riche en découvertes et en émotions, nous sommes retournés à Vercelli pour y passer une dernière nuit. Une pause bien méritée, empreinte encore des images du château de Vettignè et des ruines poignantes de Leri Cavour. Le lendemain matin, nous reprendrons la route, cette fois en direction du Parc national du Val Grande, l’une des plus grandes zones sauvages d’Italie, et de la ville de Verbania, nichée au bord du magnifique lac Majeur.
Une nouvelle aventure s’annonce, entre nature brute et panoramas de carte postale…
Le lendemain matin, après un dernier petit-déjeuner à Vercelli et une ultime balade dans le centre historique, nous prenons la route vers le nord. Notre destination finale est Verbania, au bord du lac Majeur, mais en chemin, une halte atypique nous attend : « Il Maneggio », une ancienne discothèque abandonnée située à Romagnano Sesia.
Cette petite commune piémontaise d’environ 4 000 habitants, nichée dans la province de Novare, n’est pas seulement connue pour son patrimoine religieux ou son pont médiéval sur la Sesia. Elle cache aussi, à sa périphérie, cette relique d’une époque plus récente – un club aujourd’hui en ruine, oublié des fêtards, mais pas encore effacé par le temps.
Il Maneggio – Quand la nuit s’efface
Inaugurée en 1989, Il Maneggio fut pendant plus de quinze ans l’un des clubs les plus emblématiques de la région. Né comme un simple club de danse, il s’est peu à peu étendu, atteignant son apogée dans les années 90 et au début des années 2000. À sa fermeture, le complexe comptait trois salles intérieures – dont une fameuse salle octogonale en bois – ainsi qu’une piste d’été construite au-dessus d’un bassin artificiel, qui donnait littéralement l’impression de danser sur l’eau.
Le lieu était démesuré, presque irréel : un restaurant avec vue sur la piste principale, un Maroccain Lounge à l’ambiance méditerranéenne, un Zanzibar au style africain, des spots, des bars, des allées pavées de dalles translucides… Aujourd’hui, tout est en ruine, éventré par le temps, mais il flotte ici une atmosphère suspendue. Un charme étrange, post-apocalyptique.
Audrey a grimpé sur une estrade effondrée.
— Tu crois qu’ils dansaient là ? m’a-t-elle lancé avec un sourire.
L’instant était étrange. Comme si le lieu attendait qu’on rallume la sono, qu’on remette en route les platines, qu’on relance la fête. Les murs délabrés semblent retenir l’écho des nuits passées, les flashs, les cris, les corps en mouvement.
Avec la crise du secteur au début des années 2000, Il Maneggio a peu à peu perdu de son éclat. Le public s’est fait plus rare, les contrôles routiers plus nombreux, et l’énergie s’est dissipée. 2007 marque la dernière nuit de fête, avant qu’un incendie en janvier 2008 n’achève l’histoire.
Aujourd’hui, les lieux sont figés, mais il suffit d’un pas dans la pénombre, d’un courant d’air entre les vitres brisées, ou d’un regard complice sur une estrade branlante, pour que le passé se rappelle à nous.
Après cette étrange parenthèse nocturne figée dans le béton, nous reprenons la route en direction du nord, longeant peu à peu les reliefs qui annoncent les Alpes. Le paysage change : les lignes droites de la plaine s’estompent, remplacées par des courbes douces, des forêts denses et des sommets à l’horizon. L’air se fait plus vif. En début d’après-midi, nous atteignons Verbania.
Installée sur les rives du lac Majeur, Verbania nous accueille avec une lumière limpide et des reflets d’argent à la surface de l’eau.
Avant même de poser nos sacs à Verbania, nous décidons de faire un détour par la Villa Alessandro Poss. Nichée entre palmiers, glycines et arbres centenaires, cette élégante bâtisse abandonnée semble nous attendre, lovée dans une végétation luxuriante. Construite à la fin du XVIIIe siècle autour d’une ancienne tour médiévale — aujourd’hui effondrée —, la villa fut d’abord connue sous le nom de Villa della Torre. Elle connut plusieurs vies : résidence d’un ministre napoléonien, propriété d’un prince polonais, avant de devenir celle d’Alessandro Poss, un architecte du Trentin, qui lui donna son nom.
De l’extérieur, ses murs écaillés laissent encore deviner la splendeur passée. La villa était jadis la plus renommée du lac Majeur, célèbre pour la beauté de ses fresques, ses rideaux d’époque et surtout la grandeur de son jardin, aujourd’hui avalé par les lianes.
Nous pénétrons par une porte entrouverte. L’intérieur est figé comme une scène de théâtre désertée. Le grand escalier principal, bordé de marbre aux teintes ocre et rose, semble mener vers un autre siècle. Certaines fenêtres ont gardé leurs rideaux, tremblants dans la brise. Audrey s’attarde devant un miroir piqué de taches noires, suspendue à son reflet trouble, tandis que je franchis une porte grinçante ouvrant sur un salon délabré. Les vestiges d’un lustre, des fragments de papiers peints floraux, une chaise au velours usé — tout ici murmure encore.
Il y a dans ces murs un mystère à peine effleuré. Nous avons lu que les dernières années de la villa furent marquées par l’abandon et quelques rumeurs : un collectionneur disparu, des archives envolées, peut-être un amour tragique. Rien n’est certain, sinon cette impression persistante d’avoir partagé un instant avec un fantôme bienveillant.
Puis nous repartons, encore sous le charme de cette élégance blessée, avec l’impression d’avoir ouvert une parenthèse dans le temps.
Nous déposons nos affaires dans une auberge simple et chaleureuse à Pallanza, puis préparons nos sacs pour l’excursion du lendemain. C’est décidé : nous partirons à la découverte du parc national du Val Grande, un territoire que l’on dit “sauvage et oublié”, une Italie alpine loin des cartes postales.
À l’aube, nous roulons jusqu’au hameau de Cicogna, un petit bijou suspendu à flanc de montagne, porte d’entrée de ce monde retiré. Les premières lueurs du jour lèchent les crêtes, la brume s’effiloche au-dessus des vallées. Une fontaine coule dans la pierre, des volets s’ouvrent à peine. On ajuste nos chaussures, on serre les sangles du sac, et on s’élance.
Le sentier descend d’abord dans une forêt de châtaigniers, le sol souple couvert de feuilles humides. Chaque pas est une immersion. Puis la montée commence, douce mais continue, jusqu’à un promontoire surplombant les gorges du rio Pogallo. Le torrent en contrebas serpente comme un fil d’argent entre les falaises. L’air est pur, chargé d’odeurs de mousse et de roche.
Ici, pas de route, pas d’habitants, pas de réseau. Le silence est total, habité seulement par le cri des geais et le bruit discret de nos pas. Le Val Grande se révèle peu à peu, immense, indompté. Nous passons devant les ruines d’un ancien alpage. Des murs à demi effondrés, des linteaux couverts de lichens, et cette sensation étrange que le temps n’a pas vraiment fui, qu’il s’est juste retiré pour laisser place à la nature.
Nous déjeunons sur un rocher, face à l’abîme. Une simple tranche de pain, un peu de fromage, et le sentiment d’être là où il faut être. Audrey ferme les yeux un instant. Moi, je note quelques phrases dans mon carnet. Des mots simples. Parce qu’ici, on n’a pas besoin de beaucoup plus.
La descente se fait doucement, les jambes un peu lourdes, le cœur rempli. En fin de journée, alors que nous rejoignons Cicogna, le ciel prend cette teinte opale que seuls les soirs d’altitude peuvent offrir. Nous sommes épuisés. Et heureux.
Le lendemain matin, après un rapide petit-déjeuner, nous quittons Verbania en voiture, longeant les rives paisibles du lac Majeur jusqu’à l’Imbarcadero di Intra. L’embarcadère s’éveille doucement, les ferries vont et viennent, transportant touristes et locaux entre les rives. Nous embarquons avec notre véhicule à bord du bac, direction Laveno.
La traversée est courte, mais le décor est saisissant. Le lac semble suspendu entre ciel et montagnes, et dans cette lumière douce du matin, tout paraît un peu irréel. Une fois débarqués, nous prenons la route en direction du sud, longeant les premiers contreforts préalpins. L’ambiance change peu à peu : plus minérale, plus boisée. Nous approchons de Saltrio, dans la région de Viggiù, à quelques encablures de la frontière suisse.
Notre objectif du jour : l’ex-hôtel Prealpi, devenu par la suite l’Istituto Padre Beccaro, aujourd’hui à l’abandon.
L’ex-hôtel Prealpi n’est pas indiqué, évidemment. Il faut chercher, deviner, suivre des chemins qui semblent privés, grimper une pente envahie d’herbes folles.
Istituto Padre Beccaro – Les couloirs du silence
Situé en retrait, sur les hauteurs d’un village que le temps semble avoir effacé, le bâtiment surgit d’un virage comme un décor de roman gothique. Une longue façade blanche rongée par les pluies, des fenêtres aux volets clos comme des paupières fermées sur des secrets, un porche majestueux à demi effondré. Le vent qui souffle ici n’est pas neutre : il charrie des murmures, des souvenirs, des échos d’enfance et de prières oubliées.
Avec Audrey, nous avons contourné l’enceinte en silence, puis pénétré par une porte arrière, disjointe mais encore debout. À l’intérieur, les couloirs sont tapissés de feuilles mortes et de gravats. Le parquet craque sous nos pas, comme s’il protestait de ce réveil inopiné. Sur les murs décrépis, des affiches éducatives pendent mollement, une carte de géographie tremble au moindre souffle d’air.
Dans l’un des couloirs, un tableau noir conserve une inscription à la craie, faiblement lisible : « La verità vi farà liberi » — la vérité vous rendra libres. Une phrase biblique, ironique et troublante, gravée là comme une ultime leçon.
Une salle de classe, ensuite. Pupitres renversés, livres moisis, un crucifix encore cloué au mur, qui regarde ce désastre sans mot dire. On y devine des visages d’enfants, des rires, des larmes, des consignes criées d’un ton sec. Puis une chapelle minuscule, blanche et simple, au plafond effrité mais miraculeusement intact. Une lumière douce filtre à travers une ouverture : le moment est suspendu. Nous ne savons pas s’il faut chuchoter ou prier.
À l’étage, les vestiges de l’époque où l’endroit était un hôtel. Papier peint à fleurs fané, miroirs fendus, lavabos poussiéreux. Les clés sont encore suspendues à un tableau d’accueil, rouillées mais numérotées. Dans l’un des miroirs, nos silhouettes se reflètent de biais. On dirait des fantômes de passage, étrangers à ce monde. Nous n’avons pas traîné.
Chaque pièce semble vouloir raconter quelque chose — mais les phrases sont incomplètes, les souvenirs flous. Ce lieu porte encore les marques de toutes ses incarnations : le luxe discret d’un hôtel de montagne, l’austérité monacale d’un institut religieux, puis la lente déliquescence d’un abandon sans retour.
Nous sortons en silence, un peu sonnés. L’air est plus vif à l’extérieur, mais nos esprits restent prisonniers du labyrinthe intérieur. Là-haut, entre ombres et poussières, c’est un morceau d’histoire qui s’efface — sans gardien, sans héritier, sans adieu.
Après l’exploration troublante de l’Istituto Padre Beccaro, nous avons repris la route, encore imprégnés des échos silencieux du lieu. Les montagnes piémontaises s’estompaient peu à peu dans le rétroviseur. Direction l’est, vers une autre folie abandonnée.
Mais avant de rejoindre Consonno, nous avons décidé de faire halte à Olginate, une petite ville paisible au bord du lac de Côme. Rien à voir avec les ruines et les couloirs déserts de la journée : ici, la vie reprenait doucement, entre les balcons fleuris et les rires d’enfants jouant près de l’eau. Nous avons trouvé une chambre simple mais accueillante dans une maison d’hôtes en retrait, et dîné dans une trattoria familiale où le patron nous a conseillé un vin local — un nebbiolo rustique et parfumé, parfait pour accompagner les pizzoccheri.
Cette nuit-là, nous avons dormi d’un sommeil dense. Comme si le corps avait enfin intégré toutes les impressions des jours précédents.
Au petit matin, le ciel était bas, la lumière mate, idéale pour l’exploration qui nous attendait. Nous avons pris la route de Consonno, la ville-jouet fantôme, projet démentiel d’un industriel mégalomane.
Consonno – La ville-jouet abandonnée
C’est au détour d’un chemin de montagne, quelque part dans les Préalpes lombardes, que j’ai découvert l’un des lieux les plus étranges et fascinants de mon voyage : Consonno, la ville fantôme des jouets. Un village abandonné, théâtre d’un rêve mégalomane devenu ruine, où la nature et les graffitis règnent désormais en maîtres.
Une route perdue dans les bois
L’accès se mérite. Il faut quitter la route provinciale SP58 à hauteur de Villa Vergano, puis s’engager sur une petite route sinueuse, parfois étroite, qui grimpe à flanc de montagne. Le dernier tronçon est barré : on laisse la voiture et continue à pied. Dix minutes de descente à travers un bois calme, presque trop calme. Et soudain, entre les branches, le minaret de Consonno apparaît. Insolite. Hors du temps.
Un rêve nommé Mario Bagno
Difficile d’imaginer qu’ici vivait, au XIe siècle, un hameau rural d’une centaine d’âmes. Le tournant ? 1962, quand Mario Bagno, entrepreneur fantasque, achète l’intégralité du village avec un projet délirant : transformer Consonno en un Las Vegas lombard, une « cité des jouets » aux architectures exotiques. Tout est rasé, sauf l’église, le presbytère et le cimetière. À leur place, un hôtel de luxe, une galerie commerçante, une salle de bal en plein air, des restaurants kitsch, et ce fameux minaret façon Mille et Une Nuits.
Quand la fête s’arrête
Pendant quelques années, Consonno brille. On y danse, on y dîne, on y vient voir des concerts avec Mina ou Adriano Celentano. Sur les pancartes, Bagno proclame : « À Consonno, c’est toujours la fête ! »
Mais la montagne a ses humeurs. En 1966, un glissement de terrain coupe la route d’accès. Bagno la fait réparer. Dix ans plus tard, un second glissement, plus violent, anéantit tout espoir. La route est impraticable, l’élan brisé. Consonno meurt une première fois. Bagno rêve d’en faire une maison de retraite, sans succès. En 2007, quelques jours après une ultime fermeture, une rave party géante transforme les ruines en friche anarchique. C’est la seconde mort de Consonno.
Une promenade surréaliste
Aujourd’hui, visiter Consonno, c’est plonger dans un décor post-apocalyptique, entre végétation sauvage, façades lépreuses et graffitis aux couleurs vives. Le silence est pesant. Le vent fait grincer les tôles. Sous le minaret, les anciens appartements de vacances sont éventrés, ouverts à tous vents. Quelques matelas traînent encore, vestiges d’une nuit sans autorisation.
En contrebas, le rez-de-chaussée abrite les restes de la galerie commerciale, où l’on devine encore l’enchaînement des boutiques. Plus loin, l’espace dégagé du Salone delle feste, la salle de bal, n’est plus qu’un terrain vague envahi par les herbes folles.
Un peu plus loin, des pans de murs tagués évoquent les autos tamponneuses et le restaurant panoramique. Tout n’est que béton, ruine, poussière. Et pourtant… quelque chose subsiste. Un charme étrange. Celui des rêves brisés.
Conclusion – Que reste-t-il, quand tout s’efface ?
Ce voyage entre friches, villas oubliées, châteaux fatigués et asiles désertés n’était pas un simple inventaire de lieux abandonnés. C’était une plongée dans le silence des choses, dans ce que les murs murmurent quand les hommes s’en vont.
Avec Audrey, nous n’avons pas cherché le spectaculaire. Nous avons laissé nos pas nous guider, l’intuition ouvrir les grilles rouillées, et l’imagination réchauffer les couloirs glacés du temps. Chaque lieu, à sa manière, posait une question : que devient un espace quand il n’a plus d’utilité ? Que reste-t-il d’un rêve, d’un projet, d’une vie, quand la nature, l’oubli ou le béton viennent refermer la parenthèse ?
Est-ce que l’abandon est une fin ou un autre commencement ?
Est-ce que ces lieux meurent… ou est-ce nous qui avons oublié d’écouter ?
Je ne sais pas si ces endroits seront un jour restaurés, détruits ou simplement avalés par les ronces. Mais je sais qu’en y marchant, l’espace d’un instant, ils ont repris vie. Par nos regards, nos frissons, nos silences respectueux.
Et peut-être est-ce cela, finalement, l’urbex : une forme de dialogue avec ce qui reste. Une manière de dire à ces lieux : je t’ai vu, tu n’es pas tout à fait mort.
