
Boucle dans le Bas Aragon
Il y a des jours où l’on prend la route pour explorer, et d’autres où l’on part avec une mission bien précise… mais qui se transforme en aventure. Ce matin d’août 2007, nous avons quitté notre emplacement au camping de Castellote, non seulement pour le plaisir de rouler sur les routes aragonaises, mais aussi pour une démarche bien concrète : récupérer le compteur d’eau à l’Office de l’eau d’Aguaviva, destiné à alimenter la ruine que nous venions d’acheter à Jaganta.
Un projet un peu fou, à l’image de ces lieux perdus qui nous attirent. Cette maison en ruine à Jaganta, minuscule village accroché à flanc de colline, représentait une promesse. Ce jour-là, il s’agissait donc de faire un petit pas vers cette nouvelle vie, en récupérant un simple compteur, clef symbolique d’un projet bien plus vaste.
Nous avons d’abord pris la route vers Jaganta, comme pour saluer la maison, la voir de nouveau, se projeter. Le village, minuscule, semble figé dans le temps. Pas un bruit, quelques murs qui s’effritent, le souffle du vent entre les pierres. Nous passons devant notre ruine, un bout de rêve perché dans les montagnes aragonaises. On s’arrête un moment, on s’imprègne.
Nous poursuivons notre route en traversant Las Parras de Castellote, puis Aguaviva, et enfin La Ginebrosa. Ces villages, simples et fiers, sont magnifiques dans leur dépouillement. Les maisons de pierre dorée y respirent la chaleur du sud, les volets souvent clos protègent l’ombre intérieure, et les ruelles désertes semblent suspendues hors du temps.
Notre premier vrai arrêt a lieu à Las Dos Rocas, pour un bain matinal rafraîchissant dans ce coin de rivière encore préservé. L’eau est fraîche, les rochers accueillants, et le silence absolu.





Nous reprenons la route vers le Puente de Cananillas, un ancien pont de pierre niché dans la verdure, avant d’arriver à Aguaviva.

C’est là, à l’Oficina del Agua, que nous venons récupérer le fameux compteur d’eau pour la maison de Jaganta. Une petite boîte métallique sous le bras… et le sentiment d’avoir accompli une mission essentielle. C’est dérisoire en apparence, mais pour nous, cela marque un tournant : le début de quelque chose.

Nous faisons ensuite une brève halte à La Ginebrosa, avant de nous diriger vers un lieu hors du temps : le Convento del Desierto, perdu dans les collines près de Calanda.

Ce couvent carmélite en ruines semble veiller encore sur la vallée. Les pierres éclatées, les arches effondrées, le cloître à ciel ouvert… Tout respire ici la grandeur passée et le silence.




La route nous mène ensuite jusqu’au mirador du Pantano de Calanda, qui surplombe le barrage et le lac artificiel. De là-haut, la vue est à couper le souffle : un miroir d’eau turquoise posé dans un paysage ocre, aride, presque lunaire. Le contraste est saisissant. On reste là un instant, muets, à contempler ce morceau de nature transformée par l’homme, mais toujours aussi belle.

Puis nous entrons dans le village de Calanda, connu à la fois pour ses traditions religieuses et pour son héritage culturel. C’est l’un des hauts lieux de la Route du Tambour et de la Grosse Caisse, célèbre pour la Rompida de la Hora.

Mais Calanda, c’est aussi un riche passé. La période arabe a laissé son empreinte, notamment avec l’aqueduc du petit village « Los Arcos« , témoin d’un savoir-faire ancien en matière d’irrigation.
Le centre historique s’est formé autour d’un château médiéval, aujourd’hui presque entièrement disparu, détruit en grande partie après la première guerre carliste en 1839.
Il en subsiste cependant des traces visibles : des pans de remparts, quelques murs, la rampe d’accès et une ancienne cuve.

On y découvre également un intéressant patrimoine religieux, comme l’église du Pilar et surtout l’église paroissiale de Nuestra Señora de la Esperanza (Notre-Dame-de-l’Espérance), de style baroque. Une promenade à travers les rues permet de suivre la Route des Chapelles, « la Ruta de las Ermitas de Calanda » un parcours jalonné de petits édifices dévotionnels.
Et comment parler de Calanda sans évoquer Luis Buñuel, enfant du pays, maître du surréalisme au cinéma.

La boucle se poursuit à Alcorisa, village paisible de la province de Teruel, où nous faisons halte au restaurant Benyben, une adresse que nous ne sommes pas prêts d’oublier. Luis, le patron, nous accueille avec chaleur et simplicité. Il propose une carte généreuse : cachopos bien garnis, rations copieuses, hamburgers savoureux, le tout dans une ambiance détendue, du petit-déjeuner au dîner. À l’intérieur, un petit espace boutique permet même de repartir avec quelques produits typiques de la région : saucisses, fromages, charcuteries locales… Une excellente adresse pour qui passe par là.
Repus et ravis, nous prenons le temps de visiter le village, charmant dans sa sobriété.
Et nous en apprenons beaucoup plus sur les neuf villages de la Route du Tambour et de la Grosse Caisse, un itinéraire emblématique du Bajo Aragón.
« Chaque année, pendant la Semaine Sainte, les ruelles vibrent au son puissant des percussions. Le moment fort à Alcorisa, c’est la « Rompida de la Hora », dans la nuit du Jeudi au Vendredi Saint. À minuit, la place du village se remplit de tambours et de grosses caisses, jouant à l’unisson dans un vacarme bouleversant. Plus tard, dans l’après-midi du Vendredi Saint, le village entier se transforme en théâtre à ciel ouvert : le Drame de la Croix est joué sur le mont Calvaire, avec les habitants costumés en Romains, Juifs ou disciples.«
Le village mérite aussi un détour pour ses lieux culturels : l’église, la place Constantino Lorente, ou encore un musée consacré à la culture ibérique, où un four ibérique grandeur nature a été recréé avec des céramiques prêtes à l’usage culinaire. Une réplique fidèle du célèbre kalathos de La Guardia y est également exposée.
Nous poursuivons enfin vers Mas de las Matas, dernières lueurs du jour sur les collines du Maestrazgo. La journée touche à sa fin. Le compteur d’eau est rangé dans le coffre, mission accomplie. Nous rentrons au camping de Castellote, fatigués, mais le cœur léger. Ce n’était pas qu’une simple virée. C’était le début d’une histoire, une promesse, une première pierre posée, au sens propre comme au figuré.
Le lendemain, ce sera le moment de mettre en place le compteur. Un petit geste, mais porteur d’une énergie immense : celle de faire revivre une maison oubliée, pierre après pierre, rêve après rêve.


