Les toilettes de mon enfance
Quand l’art tape à la porte des toilettes
Les murs ont toujours parlé. Mais dans certaines maisons, ils ont carrément hurlé.
Mon enfance a été bercée par cette énergie graphique et contestataire, entre revues satiriques et fresques murales. Je vivais dans un véritable musée — non pas à ciel ouvert, mais à quatre murs — avec, pour sanctuaire ultime, les toilettes. Là, les revues satiriques avaient remplacé les bandes dessinées érotiques de Paris Match. Le rire devenait plus grinçant, plus politique, moins naïf aussi. Sans vraiment le savoir, je passais d’un imaginaire à un autre, d’une provocation légère à une lecture plus critique du monde.
Les murs y étaient entièrement tapissés de revues. Une véritable tapisserie de papier, faite de numéros de L’Enragé, Hara-Kiri, Charlie Hebdo, Fluide Glacial, Circus, Métal Hurlant ou L’Écho des savanes… Une collection vivante, mouvante, qui évoluait au fil des manifestations, des luttes et des secousses politiques de la France.
Rien n’était figé : mon père ajoutait, déplaçait, recouvrait.
Chaque page, chaque dessin, chaque caricature racontait le monde en train de changer.
Et, petit à petit, ces espaces intimes devenaient le théâtre d’une histoire collective, drôle, subversive et profondément politique.
Dans ces pages, Siné était mon préféré.
Ses traits vifs, son humour corrosif, sa manière de dénoncer tout et tous sans concession m’ont marqué durablement.
Cabu, avec son regard ironique et acéré, venait compléter ce tableau de la contestation française.
À travers Hara-Kiri, Charlie Hebdo, L’Enragé …, chaque dessin était une fresque à part entière : un message direct, pour ceux qui savaient lire entre les lignes… et entre les carreaux de carrelage.
Pour moi, enfant, c’était un apprentissage accéléré de l’autonomie et de l’observation.
Veiller sur ma sœur, percevoir les changements silencieux chez mes parents, trouver ma place dans ce mélange d’art, de militantisme et de survie quotidienne faisaient partie du décor.
C’est peut-être pour cela que, des années plus tard, les murales d’Orgosolo, en Sardaigne, m’ont frappé comme un rappel d’enfance.
Là-bas, chaque façade raconte une lutte sociale, une mémoire, une révolte locale.
Comme dans mes toilettes, les murs parlent, dénoncent, enseignent et parfois font rire.
Les fresques plus traditionnelles des autres villages sardes, colorées et narratives, me rappellent les autres murs de notre appartement : ceux peints par mon père, artiste peintre — ou sur-artiste — qui avait su transformer son héritage en un terrain de création et de liberté.
Avec ma sœur on vivais dans un musée vivant, où chaque surface racontait une histoire, chaque coin un récit ou une blague graphique.
Et si je te racontais que pendant plus de trois mois, après un pendule, nous avons eu un Christ grandeur nature en terre cuite dans la baignoire, le temps de lui refaire une nouvelle jeunesse…Tu me croirais ?
Dans notre appartement, chaque objet, chaque mur, chaque page de revue pouvait devenir œuvre, exposition ou méditation.
L’humour, la provocation et la créativité étaient omniprésents, exactement comme dans les murales sardes : l’art s’invite partout, même là où on ne l’attend pas.
Cabu, Siné et les murales sardes tout comme mon père partagaient cette idée essentielle : l’art n’est pas fait pour rester confiné.
Il peut enseigner, provoquer, amuser, critiquer.
Il peut être politique et poétique à la fois.
Il transforme les espaces, qu’il s’agisse d’un appartement Narbonnais ou d’un village perdu de Sardaigne, et fait de chaque mur un témoin de son époque.
Et tout comme ces fresques sardes continuent de parler aux habitants et aux visiteurs, les images de mes toilettes, de mes murs et de la baignoire de mon enfance restent gravées dans ma mémoire et racontent encore ces histoires : un mélange de subversion, de rire et de liberté absolue.
Ces murs, ces revues et ce Christ grandeur nature dans la baignoire n’étaient pas de simples excentricités familiales.
Ils ont façonné mon regard sur le monde.
Entre l’humour corrosif de Siné et les fresques engagées d’Orgosolo, j’ai appris très tôt à lire les signes, à questionner l’autorité et à chercher le sens derrière les images et les mots.
Petit à petit, l’émerveillement se transformait en conscience.
Je commençais à percevoir l’injustice, la lutte et la nécessité de m’engager, même modestement.
C’est dans ce décor, mi-musée, mi-théâtre de la contestation, que se sont posées les premières pierres de mon adolescence révolutionnaire.
Naissance d’un engagement
À 14 ans, j’étais déjà devenu un révolutionnaire en herbe.
Dans les années 1970, avoir des idées un peu à gauche valait automatiquement le label de communiste ou d’anti-pouvoir.
En Italie comme en Espagne, les lignes de fracture idéologiques étaient encore plus visibles. L’engagement y prenait souvent des formes plus radicales, parfois violentes, bien au-delà de ce que je pouvais accepter.
En 1972, je reçois ma première carte JC et me retrouve en première ligne, animant avec détermination la lutte contre la guerre du Vietnam dans mon lycée. L’écho de ces conflits lointains résonnait jusque dans nos cours et nos discussions, et je m’y jette avec l’enthousiasme naïf mais inébranlable de l’adolescent convaincu.
Ma première grande manifestation, j’ai 15 ans. Nous sommes en 1973.
Elle reste gravée dans ma mémoire comme une révélation.
C’est la première fois que je monte à Paris. Avec trois autres camarades, je fais partie des investigateurs narbonnais, engagés dans le relais et le soutien de la mobilisation.
Dans les rues, nous protestons contre la loi Debré et, plus largement, au nom de l’antimilitarisme.
À partir de là, l’engagement ne reste plus théorique. Il s’ancre dans le réel, sur le terrain.
Engagé, je participe à des manifestations, souvent autour de luttes locales ou agricoles.
Les vignerons en colère, les ouvriers en grève, les contestataires de tous poils : tout ce petit monde me fascinait et nourrissait mon goût pour la mobilisation collective.
Mais cet engagement ne prendra véritablement corps qu’à mon retour d’Espagne, après avoir vadrouillé pendant près de trois mois de l’autre côté des Pyrénées. J’avais 16 ans, et ces semaines sur les routes espagnoles furent une véritable immersion.
Je passe beaucoup de temps dans les Asturies, alors en pleine crise : la sidérurgie, la construction navale et le textile subissent fermetures de sites et licenciements massifs, le chômage explose. La jeunesse a besoin d’oxygène et trouve refuge dans les discothèques, les bars ou même les maisons closes. Partout, il y a une effervescence palpable : j’ai l’impression que cette partie de l’Espagne bouge, malgré la pression d’un régime encore très autoritaire.
Ces quelques mois me confrontent à la réalité sociale, économique et culturelle de l’Espagne franquiste tardive, et c’est là que mes idées politiques prennent véritablement racine.
C’est aussi a cette époque que je m’essaie à la rédaction d’articles satiriques pour des journaux militants et commence à m’investir dans Greenpeace, notamment sur le dossier des centrales nucléaires.
En 1975, je rejoins les manifestations contre l’extension d’un camp militaire du Larzac. Ce territoire devient alors l’un des premiers théâtres d’une lutte écologique en France, un combat à la fois contre l’armée et contre le gouvernement, symbolisant la résistance face à l’injustice et à la centralisation du pouvoir.
Cette année-là, je participe également aux mobilisations contre la réforme de la « loi Haby », dite réforme du collège unique, qui bouleversait l’organisation de l’enseignement secondaire.
En 1976, il y a Montredon-Corbières. Une manifestation que je n’oublierai jamais. Ce jour-là, la lutte sort du cadre idéologique pour entrer brutalement dans l’histoire familiale et la chair. D’un côté, mon grand-père maternel, deux de mes oncles, F. et R., engagés aux côtés des manifestants. De l’autre, mon oncle M., CRS.
La France coupée en deux, non pas dans les journaux, mais au sein même de ma famille, face à face, sur un pont.
Vers 14 heures, les coups de feu éclatent. Une fusillade.
Deux morts, de nombreux blessés. Une trentaine de minutes d’un chaos irréversible. Ce n’est plus une manifestation, c’est un drame. Voir les siens séparés par des uniformes, des convictions, des ordres et des colères, marque à jamais.
Et pourtant — ou peut-être justement à cause de cela — je ne renonce pas. Malgré la violence, malgré la peur, malgré cette fracture intime, je reste un militant convaincu, encore plus engagé qu’avant. Montredon m’apprend que les luttes ne sont jamais abstraites, qu’elles traversent les familles, les amitiés, les villages, et qu’elles laissent des cicatrices profondes. Mais renoncer aurait été une autre forme de défaite.
À cette époque, nous formons une solide équipe. Le père de ma compagne, viticulteur très engagé, partage cette énergie et ce combat. L’année 1976 et l’année 1977 seront deux années d’engagement intense, où les actions et les manifestations s’enchaînent, nourrissant notre conviction et notre solidarité.
Début 1977 nos regards se tournent aussi vers l’Italie. Nous soutenons la révolte des étudiants, des chômeurs, des sous-prolétaires, pris dans une crise sociale profonde. Mais très vite, je comprends que ce n’est pas la même histoire. Là-bas, les manifestations ne sont plus pacifiques. Les attentats politiques se multiplient, les morts de manifestants abattus par balles semblent presque devenir une sinistre normalité. La violence s’installe comme un langage politique à part entière.
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je suis, et je resterai, un pacifique. Je me suis toujours considéré comme un citoyen du monde, attaché aux luttes, oui, mais sans jamais accepter que la violence devienne une finalité ou un outil banal. Montredon est toujours là, en arrière-plan, comme un rappel permanent : une ligne que je ne veux pas franchir, une blessure qui m’a appris que certaines frontières, une fois dépassées, ne laissent que des ruines humaines.
S’engager, pour moi, n’a jamais signifié prendre les armes, mais prendre position. Et continuer à croire que la révolte peut aussi être lucide, collective et profondément humaine.
Puis vient juillet 1977, avec la manifestation à Creys-Malville contre le projet de centrale nucléaire de Superphénix. La colère et la vigilance des populations locales et des militants écologistes y sont palpables, et je me retrouve au cœur de ce rassemblement, conscient de l’enjeu environnemental et des risques liés au nucléaire.
À la même époque, je me montre également fervent opposant au projet de centrale nucléaire de Plogoff, dans le Finistère, une autre lutte emblématique qui mobilise des milliers de citoyens et pose les bases de la contestation environnementale en France. Je participerai aussi a la revue pirate « Astérix et Obélix et la centrale nucléaire de Plogoff »
Ces expériences de manifestation, entre Paris et les campagnes, m’enseignent que l’engagement peut être concret, physique et collectif, et qu’il est possible d’agir dès le plus jeune âge pour défendre des convictions fortes.
Chaque action me semblait un pas vers un monde plus juste.
Puis, le service militaire se profile. En tant qu’objecteur de conscience, je comprends vite que refuser de porter les armes ne restera pas sans conséquence : des peines supplémentaires m’attendent — dix-huit mois au lieu de douze, un prix élevé pour rester fidèle à mes convictions.
Mais ces menaces n’éteignent pas la flamme ; au contraire, elles la rendent encore plus déterminée.
En sortant, je participe au mouvement O.P. 20, dont la devise, ironique et poétique à la fois, restera gravée dans ma mémoire : « Nos seules armes sont la pelle et la pioche ». Une façon de rappeler que l’engagement peut être concret, physique, et non seulement rhétorique. Creuser, bâtir, travailler la terre : voilà des actes qui ont plus de sens que la violence ou la simple parole.
Les années 1980, elles, apportent un souffle de désenchantement pour beaucoup de communistes. La droite s’ouvre, le paysage politique se transforme, et mes idées évoluent. Les combats d’hier ne disparaissent pas, mais ils changent de forme : il faut désormais trouver de nouvelles manières d’exprimer ses convictions, de rester engagé, tout en s’adaptant à un monde en mutation.
En 1981, après une année passée dans un centre de réinsertion pour adultes, la vie prend un rythme différent. Un mariage, la naissance d’un garçon… le quotidien devient concret, chargé de responsabilités.
Les grandes manifestations et les articles satiriques laissent place aux couches, aux repas en famille, aux nuits écourtées et aux premières leçons de vie à transmettre.
Pourtant, les idées ne disparaissent pas : elles se replient, se font discrètes. Elles restent enfouies dans l’intimité de ma tête, comme ces fresques sardes que l’on aperçoit au détour d’une ruelle mais qui n’écrivent plus leurs messages sur les murs du quotidien.
Les convictions de jeunesse continuent de m’animer, mais elles prennent désormais la forme d’une réflexion silencieuse, de discussions à voix basse, de choix personnels plutôt que d’actions publiques.
Cette période est celle de la maturation : apprendre à conjuguer idéal et responsabilité, passion et pragmatisme. Les révolutions se vivent aussi dans le secret des pensées et des choix quotidien
Les années ont passé, et il ne me reste plus qu’un immense stock de revues satiriques, qui attend, peut-être qu’un jour un collectionneur — ou, mieux encore, un jeune — veuille reprendre le flambeau.





