*Spibec

L’appartement de mon enfance…  

Grandir dans cet appartement, c’était un peu comme vivre dans un musée et un champ de bataille à la fois. Les murs n’étaient jamais silencieux, les objets ne dormaient jamais, et chaque pièce racontait une histoire, parfois drôle, parfois étrange, toujours captivante.

Dans les toilettes, mon petit royaume d’enfant, le monde s’affichait sous forme de bandes dessinées érotiques tapissant les murs.… 

Ce qui me faisait éclater de rire. 

Ces murs-là m’ont appris très tôt à observer, analyser et rire du monde.

Mais les toilettes n’étaient qu’un détail dans un appartement qui débordait de passion, de chaos et de contradictions. 

Les meubles restaurés et récupérés semblaient raconter des vies antérieures, tandis que les armes anciennes — sabres, épées, pistolets à silex, vieux fusils à poudre — invitaient à un voyage dans le temps. 

Des fresques occupaient les murs : combats romains à l’époque de Jules César, batailles grecques épiques, et même un étrange hommage aux plantes carnivores, beauté et danger mêlés sur la toile. 

Chaque fresque apportait sa propre dimension narrative, son souffle héroïque ou fantastique.

Au milieu de cette richesse visuelle, la vie quotidienne trouvait sa place avec pragmatisme : une table de camping dans la petite cuisine, quelques tabourets pour manger, rappeler que malgré tout, il fallait bien vivre et se nourrir.

Et puis il y avait ma famille, ce véritable moteur de cet univers excentrique. 

Ma mère, épuisée par le travail, s’assurait que nous ne manquions de rien, apportant la pitance à la maison jour après jour. 

Mon père, lui, passait ses matins à se reposer pour mieux consacrer ses après-midis à ce qu’il appelait l’art : peinture, restauration, collection et invention de mondes miniatures, et ses soirées à entretenir les relations.

Il y avait aussi ces petits rituels qui en disaient long sur son caractère : le matin, si la relation clientèle du soir avait été perturbée ou déplacée, il se prenait une Suze, sa boisson préférée, pour commencer la journée avec méthode… 

Il disait : « C’est comme l’aspirine ». Je compris bien plus tard que cette Suze matinale n’était pas seulement un rituel, mais un moyen de faire passer la cuite de la veille, après ses soirées bien remplies à entretenir les relations amis et clients.

Moi, enfant, j’étais observateur de ce mélange de passion, de chaos et de survie quotidienne, tout en prenant soin de ma sœur.

Chaque objet, chaque mur, chaque fresque contribuait à créer un univers paradoxal, où le sacré, le profane, l’humour et la gravité coexistaient.

Grandir là signifiait apprendre à observer avec attention, réfléchir avec nuance et créer avec audace. Ce n’était pas un lieu ordinaire : c’était un laboratoire d’imagination et de sens critique, un terrain où l’on apprenait à naviguer entre chaos et beauté, sérieux et dérision, quotidien et épopée.

Aujourd’hui encore, lorsque je repense à cet appartement, je vois un monde en miniature, un lieu qui formait et transformait, où chaque détail, chaque couleur et chaque objet laissait une trace, une leçon, un souvenir indélébile.

Puis vint l’année de mes 10 ans, 1968. À cette époque, je ne comprenais pas tout, mais certains souvenirs me restent vivaces. Je me revois avenue de la Gare, aux côtés de mon père, en train de démonter les pavés de la chaussée — l’un d’eux est encore précieusement conservé.

Cette année-là, un véritable changement s’imposa dans notre quotidien. Le militantisme occupait désormais les soirées de ma mère, tandis que mon père rentrait plus tard, pour des raisons qui me restent encore mystérieuses. 

Notre appartement, déjà foisonnant et étrange, se réorganisait selon ces nouvelles contraintes : moins de temps pour les repas partagés, davantage de solitude pour moi et ma sœur, et un rythme qui alternait entre absences parentales et créativité débordante.

Pour moi, enfant, c’était un apprentissage accéléré de l’autonomie et de l’observation. Il fallait veiller sur ma sœur, comprendre les changements silencieux dans l’attitude de mes parents, et trouver ma place dans ce mélange d’art, de militantisme et de vie quotidienne. Les fresques, les collections d’armes, les revues érotiques tout cela prenait désormais une dimension nouvelle, un décor vivant dans lequel je devais naviguer avec attention et imagination.

Et puis vinrent juillet et août 68, véritable révolution à leur manière. Les maillots disparurent sur les plages, le naturisme s’imposa et apporta une sensation de liberté inédite, comme si même les corps revendiquaient leur droit à la libération. Ces moments mêlaient incompréhension enfantine et émerveillement, gravant dans ma mémoire le goût d’une époque qui changeait tout autour de moi.

En somme, 1968 n’était pas seulement une année de manifestations et de changements sociaux : c’était une révolution personnelle, où je découvrais que le monde pouvait être à la fois injuste, passionnant, drôle et exigeant, et que grandir signifiait apprendre à composer avec toutes ces forces, souvent contradictoires.