Santa Chiara del Tirso Sardaigne

Le village fantôme du barrage

Nous étions repartis sur les routes sinueuses de Sardaigne, en quête d’ouvrages oubliés et de paysages puissants. C’est dans ce cadre que nous sommes tombés sur Santa Chiara del Tirso, un village figé dans le temps, oublié du monde, mais pas de l’histoire. Niché sur le territoire d’Ula Tirso, ce hameau aujourd’hui presque vide a pourtant été, il y a un siècle, le théâtre de l’une des plus grandes prouesses d’ingénierie de l’île.

Entre 1918 et 1924, l’ingénieur Angelo Omodeo dirige la construction du barrage de Santa Chiara, sur le cours moyen du fleuve Tirso. L’ouvrage est titanesque pour son époque : 70 mètres de haut, une voûte de béton qui donne naissance au lac Omodeo, immense réservoir artificiel au cœur de la Sardaigne. Le 28 avril 1924, le roi Vittorio Emanuele III fait le déplacement pour inaugurer l’édifice – c’est dire l’importance symbolique et stratégique du projet.

Mais une telle œuvre ne pouvait voir le jour sans bras pour la bâtir. Alors on construisit à proximité un village entier pour loger les 450 ouvriers de la Società Elettrica Sarda. Le lieu prit le nom de Santa Chiara, comme le barrage. Une trentaine de bâtiments, un cinéma, une église (toujours debout aujourd’hui), des rues où l’on vivait au rythme de l’usine et du fleuve. On raconte que les fêtes de Santa Chiara y attiraient autrefois tout le voisinage.

Mais dans les années 1980, tout s’effrite. Le vieux barrage de Santa Chiara montre des signes de faiblesse. Par mesure de sécurité, il est mis hors service, tout comme la centrale hydroélectrique qui en dépendait. Le cœur du village cesse de battre.

Et quand la fonction disparaît, la communauté s’efface. Les ouvriers et leurs familles, attachés à leur lieu de vie, demandent à racheter les maisons. ENEL refuse. L’entreprise espérait vendre tout le site à un seul acquéreur, un projet qui ne se concrétisera jamais. Lentement, Santa Chiara est abandonné.

Aujourd’hui, le village est une coquille vide. Les façades s’écaillent, les toits s’effondrent, les fenêtres béantes laissent entrer le vent et les ronces. La végétation reprend ses droits sur les murs décrépis, envahit les intérieurs où traînent encore quelques objets du passé.

Seule l’église tient bon, témoin silencieux d’un village englouti par le temps. Elle est parfois encore utilisée pour des célébrations religieuses, et c’est là que réside l’ultime battement de cœur de Santa Chiara.

Ces dernières années, le site a même servi de terrain pour des jeux d’airsoft, comme une manière étrange de redonner vie à ces ruines. Mais l’espoir le plus profond vient d’Isabella Flore, la dernière habitante du village, âgée aujourd’hui de 91 ans. Avec courage et obstination, elle a fondé une organisation à but non lucratif, dans l’espoir de transformer le village en centre d’accueil pour femmes et enfants victimes de violences. Elle a déposé tous les documents nécessaires, demandé un prêt d’usage gratuit à ENEL. Mais les réponses n’arrivent pas, et son rêve reste suspendu, entre désir de réparation et abandon administratif.

Santa Chiara, c’est aujourd’hui bien plus qu’un village fantôme. C’est un lieu de mémoire, une balise entre le progrès et ses oublis. Le barrage de Santa Chiara, tout comme celui d’Eleonora d’Arborea qui le remplaça en aval, sont des symboles ambigus : l’un témoigne de l’ingéniosité humaine, l’autre de ce qu’on laisse derrière lorsqu’on tourne la page. Dans cette vallée du Tirso, l’histoire industrielle se mêle à la mélancolie, et les murs fissurés murmurent encore les récits d’un passé à la fois glorieux et douloureux.