
C’est quoi, qui passe ?
Le temps d’un homme qui a vécu… et qui vit encore
J’ai 67 ans. Voilà ce que dit la montre du monde.
Mais ce chiffre ne dit rien de ce que je ressens quand je regarde un lever de soleil en silence, quand le vent me caresse comme au premier matin de ma vie, ou quand je cherche dans un regard l’écho d’un amour ancien.
Le temps qui passe, c’est celui que mes papiers mesurent : l’état civil, les anniversaires, les chiffres ronds.
C’est ce que les autres voient : mes cheveux et ma barbe blanche, les rides aux coins de mes yeux, les silences un peu plus longs avant de répondre.
Mais le temps que je ressens, c’est une toute autre histoire.
Il y a des jours où je me sens encore comme à vingt ans.
Quand je grimpe sur un promontoire avec Réglisse, le cœur battant d’émotion devant un paysage inconnu.
Quand j’entends une musique que j’aimais autrefois, et qu’elle réveille en moi le frisson exact de ce jour-là.
Quand j’écris, que je raconte, que je me souviens, que je ris.
Et puis il y a des jours où je ressens tout le poids des années.
Pas seulement dans les genoux.
Dans la façon dont le monde a changé sans moi.
Dans les visages qui ont disparu.
Dans les jours qui passent trop vite — bien trop vite.
C’est ça, le mystère du temps.
Ce n’est pas lui qui passe.
C’est nous qui passons à travers lui.
Il est là, immobile, comme un fleuve.
Et nous, on s’y jette, on y nage, on s’y perd parfois.
Parfois on essaie de remonter le courant — par la mémoire, par l’écriture, par la tendresse —
mais le fleuve continue, tranquille, vers l’estuaire.
Aujourd’hui, je ne cours plus après le temps.
Je l’apprivoise.
Je le regarde changer la lumière.
Je le sens peser différemment sur mes matins que sur mes soirs.
Je sais maintenant que le temps ne se compte pas.
Il se vit, il se ressent, il se choisit.
Il y a un dicton vietnamien qui dit :
« Le temps passe comme un nuage de printemps, il ne revient jamais. »
Mais moi je dis :
« Le temps ne revient pas, mais ce qu’on a mis dedans… reste. »
Alors j’essaie chaque jour de le remplir de ce qui fait sens :
des rencontres, des paysages, des mots, des silences, des grains de sable, des morceaux de vie.
Et si un jour on me demande :
C’est quoi, qui passe ?
Je répondrai :
Ce n’est pas le temps.
C’est moi.
Mais j’ai laissé des traces.
Des empreintes.
Des histoires.
Des amours.
Des questions.
Et peut-être même… un peu d’éternité.
