Jaganta

Les fêtes du15 août

Samedi matin. Brice et Guillaume ont bien du mal à émerger. Hier soir, en rentrant de notre belle journée dans la comarque du Maestrazgo, ils ont filé je-ne-sais-où, malgré la fatigue. La seule chose que je sais, c’est qu’ils sont rentrés très tard, le sourire aux lèvres et les yeux brillants.

Ils avaient commencé à goûter à l’esprit des peñas : ces fêtes populaires typiques des villages espagnols, où les habitants ouvrent leurs garages ou installent des tables devant chez eux pour partager tapas, vin, musique et rires jusque tard dans la nuit.


Pendant ce temps, moi, je suis resté tranquille au camping. Et ce matin, alors que j’allais préparer un café, je suis tombé sur une équipe de chasseurs installés à une table, tout en simplicité. Un bonjour, un sourire, et me voilà invité à leur petit-déjeuner. Pas un petit-déj ordinaire : du gibier grillé, du pain encore tiède, des olives, et même une bouteille de vin rouge déjà débouchée. Le soleil n’était pas encore haut, mais l’accueil, lui, était à son zénith. On a parlé un peu de tout — de la région, de la chasse, de la vie — avec cette chaleur humaine qui semble couler ici comme un vin local.

Le ventre plein et le cœur léger, j’ai ensuite pris la direction de notre future “casa”, seul mais motivé. J’ai terminé la démolition, rangé toutes les tuiles une à une, pris le temps de réfléchir à la suite. J’ai commencé à repérer les raccordements possibles : comment tirer l’eau, où brancher l’électricité, et surtout, comment raccorder l’ensemble au réseau des eaux usées. Ce genre de journée où l’on avance, physiquement et mentalement, où chaque pierre déplacée semble poser une base solide à quelque chose de plus grand.


Dans l’après-midi, après avoir bien avancé sur le chantier, je suis allé voir Carmen, la propriétaire des chambres d’hôtes du village. Une femme énergique, avec ce regard vif et bienveillant des gens qui ont vu passer mille histoires sans jamais se lasser des suivantes. Je voulais m’assurer qu’elle avait bien réservé les chambres pour Henri et Myriam, qui doivent arriver demain en fin de journée. Comme toujours, Carmen m’a accueilli avec un grand sourire, un mot tendre, et un verre d’eau fraîche sorti de nulle part.

« Ne t’inquiète pas, tout est prêt », m’a-t-elle dit en me tapant doucement sur l’épaule. Elle m’a raconté qu’elle avait préparé les draps avec soin, ajouté quelques fleurs fraîches dans les chambres, et même laissé des figues sur la table de nuit. Ce genre d’attention qui fait chaud au cœur. « Tu verras, ils vont adorer », a-t-elle ajouté. Et je n’en doute pas une seconde.


Je suis reparti avec cette impression douce que tout s’alignait : le lieu, les gens, le projet, et les retrouvailles à venir.

Le 15 août approche, et avec lui l’envie de célébrer, de partager, de savourer ce moment suspendu, entre chantier et fête, entre sueur et sourires.

Avant de repartir, Carmen m’a aussi parlé des peñas de Jaganta. Elle les connaît bien, ces fêtes populaires qui font battre le cœur du village à chaque été. Elle m’a expliqué que chaque groupe d’amis, chaque famille, voire chaque voisinage, monte sa propre peña : un local, une cave, un garage ou un coin de rue décoré, où l’on se retrouve pour manger, boire, danser et accueillir les passants. Les portes restent ouvertes, les verres aussi, et la musique coule dans les ruelles comme le vin dans les verres.

« Tu verras, ce soir, ça commence doucement… mais, pour le 15 août, le village va s’enflammer, dans le bon sens du terme ! » m’a-t-elle lancé en riant.

Ce sont plus que des fêtes, ce sont des traditions vivantes, une façon d’appartenir au village, de tisser des liens entre générations, et d’ouvrir grand les bras à ceux qui passent, même juste un été.

Je suis reparti le cœur léger, heureux d’en apprendre un peu plus sur l’âme du village, et impatient de voir Henri et Myriam découvrir cette ambiance unique. Ce soir, le calme avant la fête.

Demain, place à la chaleur humaine, aux rires, à la musique et aux souvenirs à venir.

Brice et Guillaume, eux, n’ont pas mis longtemps à adopter l’esprit du village. Très vite, ils sont devenus sociétaires du bar associatif de Jaganta — ce lieu unique sans caissier ni hiérarchie, où chacun se sert, note, et paie. Ils y passaient de longs moments, parfois trop longs, à refaire le monde autour d’un verre, à accueillir les anciens comme les nouveaux venus. Là-bas, ils étaient chez eux. Plus que des clients, ils étaient devenus des piliers, des visages familiers de ce lieu fondé sur la confiance. Ils incarnaient à leur manière cette forme de fraternité libre, joyeuse, un peu bohème, propre à Jaganta.


Henri et Myriam sont arrivés dimanche en fin d’après-midi, comme prévu. Le temps de poser leurs sacs, de s’installer chez Carmen, et nous étions déjà dans l’ambiance du 15 août.

Direction Castellote ou le village entier vibrait d’une énergie particulière depuis deux jours.

Dans les ruelles les enfants couraient, les enceintes diffusaient des airs festifs, et les odeurs de grillades flottaient dans l’air tiède.

Sur la place du village, les barrières avaient été installées. Il ne manquait plus qu’elles : les vachettes. Dans cette région d’Aragon, c’est une tradition incontournable des fêtes de village.

Pas de corrida sanglante ici, mais des lâchers de jeunes vaches vives et joueuses, courant après les plus téméraires, qui s’amusent à les esquiver, à bondir sur les barrières, ou à se faire un peu bousculer – pour le plaisir, pour l’adrénaline, pour la tradition.


Henri n’en revenait pas. Myriam, d’abord un peu inquiète, a fini par rire aux éclats en voyant un adolescent du coin tomber dans une botte de paille en voulant faire le malin. C’est bon enfant, c’est festif, c’est ancré dans le village. Et surtout, c’est un moment de partage entre habitants, familles, amis, et voyageurs de passage.

Les peñas ouvraient leurs portes les unes après les autres. Un verre par ici, une tapa par là, un mot, un rire, une chanson… Le cœur de Castellote battait à plein régime. Et nous, au milieu, heureux d’en faire partie, ne serait-ce que pour quelques jours.

La fête a continué comme ça jusqu’au 15 août au soir, de village en village, de Castellote à Las Parras de Castellote, en passant bien sûr par Jaganta, notre camp de base. Partout, l’ambiance était la même : des rues en liesse, des rires, des verres levés, des embrassades. Chaque village ayant ses propre peñas, sa propre façon de faire la fête, mais toujours avec ce même esprit de partage et de chaleur humaine.


Le 15 dans l’après midi, sur la petite place de Jaganta, les vachettes ont fait leur dernière course. Brice et Guillaume, bien qu’éreintés par notre virée dans le Maestrazgo, n’ont pas résisté à l’effervescence, et sont repartis explorer d’autres peñas, peut-être à Castellote ou du côté de Las Parras — difficile à dire, tant la nuit les a portés loin.


Quant à moi, je savourais le moment, entre deux verres de tinto de verano, en écoutant Henri discuter avec les anciens du village, pendant que Myriam riait aux éclats en observant les jeunes se faire gentiment chahuter par les vachettes.

Le 16 août, enfin, le calme est revenu sur la comarque. Repos général. Les ruelles se sont vidées, les rires se sont tus, les barrières ont été rangées. Jaganta a retrouvé son silence, son rythme lent, son âme posée. Un jour de transition, comme un soupir après l’ivresse, avant de repartir sur les chemins.


On continu vers le 17 août.

Et justement, dès le lendemain matin, nous voilà repartis, direction Mas de las Matas. Objectif du jour : acheter la charpente. Le chantier reprend ses droits, avec cette excitation mêlée d’appréhension propre aux grandes étapes. Une nouvelle phase s’ouvre, plus concrète, plus engagée. On avance.