Sihanoukville : OPA chinoise

Ce petit pays d’Asie du Sud-Est attire des milliards d’investissements en provenance de l’empire du Milieu, au titre des « nouvelles routes de la soie » et du tourisme.

Un super article écrit par Julie Zaugg
Publié le 26 sept. 2019 à 18h25

Sous l’épais plâtre qui enveloppe sa jambe, le pied de Kreal Oeun a commencé à noircir, rongé par la gangrène. « Nous n’avions pas assez d’argent pour payer les médecins à l’hôpital, alors ils ne lui ont donné que quelques pilules », livre son mari Nhov Channeth, un homme fluet de 30 ans aux bras recouverts de cicatrices.

La délicate femme de 28 ans a passé douze heures ensevelie avec son époux sous les décombres d’un immeuble en construction qui s’est affaissé en pleine nuit, fin juin, sur un chantier à Sihanoukville, une ville du sud du Cambodge, faisant 28 morts. « Nous dormions au 2e étage, dans un dortoir de fortune », raconte Kreal Oeun. Immobilisée par un bloc en béton, elle ne pouvait plus bouger. « Il faisait affreusement chaud et nous n’avions rien à boire, ajoute Nhov Channeth. Nous avons dû lécher la condensation sur les murs. » Son petit frère, âgé de 18 ans, a péri dans l’accident. « Il devait se marier cette année », souffle-t-il, en montrant la photo d’un jeune homme au sourire timide prise en bord de mer.

À la suite de cette catastrophe, sept personnes, dont cinq Chinois, ont été inculpées d’homicide et le gouverneur de la province Yun Min a démissionné. Kreal Oeun et Nhov Channeth étaient arrivés à Sihanoukville deux mois auparavant, laissant leurs deux enfants de 5 et 10 ans à Phnom Penh. « Nous avions des dettes à rembourser », explique Nhov Channeth. Leur employeur – une entreprise chinoise dont ils ne connaissent pas le nom – les payait 15 dollars par jour, 50% de plus que le salaire moyen en vigueur dans la construction.

Boom touristique

Cette cité portuaire, longtemps restée un havre pour « backpackers », vit depuis trois ans un boom sans précédent. Le ciel est parsemé de grues, les routes sont devenues des sillons boueux pleins de nids-de-poule, le bruit des marteaux-piqueurs résonne jusque tard dans la nuit. La plupart de ces chantiers sont l’oeuvre de groupes chinois. « Rien que depuis le début de cette année, des projets d’une valeur de 4,8 milliards de dollars ont été annoncés à l’échelle du Cambodge », note Andrew Davenport de RWR Advisory, une agence qui recense les investissements chinois.

Une bonne partie de cet argent s’est concentrée à Sihanoukville. « Près de 90% des hôtels, restaurants et autres établissements touristiques appartiennent désormais à des Chinois », note Astrid Norén-Nilsson, une experte du Cambodge à l’université de Lund, en Suède. En ville, la plupart des immeubles sont ornés de caractères en mandarin. Sur la plage, les hotspots sichuanais ont remplacé les vendeurs de bières à 50 cents naguère prisés des voyageurs occidentaux.

Blanchiment d’argent

La cité compte désormais une centaine de casinos, contre 15 fin 2015. Le Cambodge a pour ambition de rivaliser avec les autres capitales des jeux d’argent prisées des Chinois : Macao, Singapour ou Manille . « Il est extrêmement facile d’obtenir une licence pour ouvrir un casino au Cambodge, note Ben Lee, le fondateur de IGamiX, une société de consulting basée à Macao. Il suffit de prouver qu’on possède un lopin de terre et de s’acquitter des frais de dossier auprès du ministère des Finances, qui est en charge de réguler ces établissements. »

Le pays n’a pas non plus de loi sur les jeux d’argent, ce qui exonère les casinos de vérifier l’identité de leurs clients et l’origine de leurs fonds. De plus, leurs revenus ne sont pas imposés, si l’on excepte le versement d’une taxe annuelle dont le montant est fixe, ajoute Ben Lee. Une nouvelle loi, dont l’entrée en vigueur est prévue pour 2020, introduira un impôt de l’ordre de 4-5%. À Macao, il atteint 38-39%.

Cette absence de contrôles accroît le risque de blanchiment d’argent. Le Groupe d’action financière vient de placer le Cambodge sur une liste grise. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a également mis en garde contre l’utilisation de ces établissements pour blanchir l’argent du trafic de méthamphétamines.

Des tables de jeu virtuelles

Une poignée de méga-établissements ont quand même commencé à voir le jour. Un complexe appelé Wisney World, qui comprendra trois casinos avec des thématiques différentes, un parc d’attractions, un safari et un lac artificiel, verra bientôt le jour. D’une valeur de 1,6 milliard de dollars, il a été conçu par le groupe chinois AMC International et le malais SV International. Cette ambiance de far west a fait émerger une industrie encore peu connue, celle des jeux d’argent en ligne.

Dans le casino WM, une rangée de jeunes femmes vêtues de justaucorps en dentelle noire brassent des cartes avec un sourire figé, le regard fixé sur une caméra. Il n’y a pas de clients. « La table de jeu est filmée en temps réel et le parieur, qui se trouve en général en Chine, joue à distance », explique Jonny Ferrari, un consultant canadien basé à Sihanoukville. L’industrie est peu régulée.

Cette activité, légale au Cambodge, ne l’est pas en Chine où se trouve la majorité des joueurs. Le régime communiste prohibe les jeux d’argent. « L’argent est récolté par un agent en Chine, via le système de paiement en ligne WeChat Pay ou en Bitcoins, détaille Jonny Ferrari. Puis, un représentant local à Sihanoukville se charge d’avancer l’argent au joueur. » Pékin serre la vis. Cette année, 91 Chinois ont été arrêtés et extradés, accusés d’exploiter des casinos en ligne. Mi-août, le gouvernement cambodgien a annoncé qu’il ne délivrerait plus de licences à ces établissements virtuels.

Un complexe touristique de 30 hectares

À Sihanoukville, on voit aussi de nombreux appartements de luxe sortir de terre. Ils visent une clientèle chinoise qui veut placer son argent à l’étranger, à l’abri du fisc et des fluctuations du yuan. Le groupe Prince Real Estate, un mastodonte de l’immobilier fondé par Qiu Guoxing, un homme d’affaires du Fujian, possède plusieurs projets dans la cité balnéaire. Il y construit notamment un complexe touristique en front de mer sur 30 hectares. Sihanoukville abrite en outre plusieurs projets liés à l’initiative Belt & Road de Pékin. Le groupe étatique China Communications Construction bâtit une autoroute à quatre voies qui reliera Phnom Penh à Sihanoukville en deux heures, contre six actuellement, pour 2 milliards de dollars.

L’entreprise chinoise Jiangsu Taihu Cambodia International Economic Cooperation Investment s’est associée à un partenaire local pour construire une zone franche industrielle de 11 km2. « L’objectif est d’en faire le Shenzhen du Cambodge », relève Astrid Norén-Nilsson. Plus de 160 entreprises y sont déjà présentes, essentiellement des fabricants chinois de biens en cuir, d’habits et de meubles.

« Touristes zéro dollar »

La plupart des ouvriers qui travaillent sur les chantiers ou dans les établissements touristiques de Sihanoukville sont chinois. Le Département de l’immigration estime qu’il y en a 78 000 sur place. La cité vise en effet un afflux de touristes chinois, notamment les membres de la nouvelle classe moyenne. L’aéroport de Sihanoukville dessert des dizaines de destinations en Chine, y compris des villes secondaires de l’intérieur du pays. En 2018, un tiers des 6,2 millions de touristes à avoir séjourné au Cambodge provenaient de l’empire du Milieu.

Or ces voyageurs, qui quittent souvent leur patrie pour la première fois et ne parlent pas un mot d’anglais, privilégient les restaurants et les hôtels tenus par leurs congénères. « Certains se font prendre en bus à la sortie de l’aéroport, passent deux semaines dans un casino puis repartent sans avoir rien vu d’autre », indique Maggie Eno, qui a fondé une ONG d’aide aux enfants et réside à Sihanoukville depuis 2003. Les locaux les appellent les « touristes zéro dollar », car ils ne dépensent pas un sou sur place. Pour ceux qui dépendent du tourisme, c’est une catastrophe.

Des conditions de travail déplorables

À Otres Beach, l’une des plages populaires, une rangée de bungalows et de restaurants abandonnés témoigne de l’ampleur de la crise. « J’ai quelques clients locaux, mais les Chinois ne viennent pas chez moi et les Occidentaux ont fui », soupire Keo Puth Vireak, un homme de 50 ans qui y tient une échoppe.

Derrière la plage, dans une rue jadis remplie de bars et d’agences de voyages, les panneaux « À vendre » se succèdent. Les rares emplois qui restent pour les Cambodgiens sont de mauvaise qualité. « Sur les chantiers, tous les ouvriers qualifiés sont importés de Chine et les locaux ne sont engagés que pour effectuer des tâches dangereuses et difficiles », dénonce Athit Kong, un représentant syndical.

Ils travaillent en baskets, tête nue. Ils vivent en général sur le chantier, dans les immeubles à moitié bâtis. « Ce qui est extrêmement risqué, car un bâtiment en cours de construction peut s’effondrer à tout moment. » D’autant plus que de nombreux promoteurs ne prennent pas la peine d’obtenir les autorisations nécessaires. Les plans de l’immeuble sous lequel Kreal Oeun et Nhov Channeth ont été pris au piège n’avaient pas été approuvés.

Insalubrité et corruption

Les habitants n’apprécient pas non plus de voir la ville transformée en cloaque boueux rempli de déchets. « Les infrastructures ne sont pas équipées pour gérer un tel développement, dénonce Maggie Eno. Il y a régulièrement des coupures d’eau et de courant. » Les bureaux de son ONG ont été inondés à plusieurs reprises, les égouts ayant débordé. Elle note de plus en plus de cas de dengue et de typhus. À intervalles réguliers, des ruisseaux brunâtres malodorants se déversent dans la mer. L’ONG Mother Nature a fait analyser des échantillons d’eau et y a trouvé des bactéries (escherichia coli et trichomonas intestinalis) qu’on trouve dans les matières fécales.

Mais le plus dur, c’est de ne plus arriver à se loger. De nombreux Cambodgiens quittent la ville pour retourner dans les provinces rurales dont ils sont originaires. Certains, moins chanceux, ont été expulsés. « Le schéma est toujours le même : des résidents pauvres se font évincer par de puissants hommes d’affaires qui accaparent leurs terres et les vendent ou les louent à bon prix à des investisseurs chinois », explique Sreng Vanly, qui oeuvre pour la Ligue cambodgienne des droits de l’homme (Licadho).

Motivation politique

Si le Cambodge est une terre d’opportunité pour les Chinois depuis la fin des années 90, le mouvement s’est amplifié à partir de 2010. « Entre 2013 et 2017, Pékin y a investi 5,3 milliards de dollars, soit environ 1 milliard de dollars par an », note Astrid Norén-Nilsson. « De nombreuses entreprises manufacturières chinoises s’implantent au Cambodge pour profiter d’une main-d’oeuvre bon marché et contourner les tarifs imposés sur les biens chinois par les Etats-Unis », souligne Agatha Kratz, spécialiste des relations externes de la Chine chez Rhodium Group.

Pékin veut aussi créer des débouchés pour ses entreprises de travaux publics. La Chine souffre d’un grave problème de surcapacités : elle a trop d’acier, trop de ciment et trop de matériel ferroviaire. En exporter permet de soulager son économie. Une bonne partie des projets chinois au Cambodge ont donc pour but de construire des routes, des aéroports et des lignes de chemin de fer. « Ces voies de communication serviront par la suite à importer des produits Made in China au Cambodge », poursuit l’experte.

La plupart de ces projets sont sous-tendus par des prêts fournis par des banques chinoises. La dette du Cambodge à l’égard de Pékin atteint près de 3 milliards de dollars. À cela s’ajoute une motivation politique. « Le Cambodge est le principal allié de la Chine en Asie du Sud-Est, détaille Andrew Davenport. Il défend régulièrement ses ambitions territoriales en mer de Chine méridionale au sein de l’Asean. »

Assurer une présence militaire dans la région

Charles Edel, un stratège militaire de l’université de Sydney, pense que la Chine veut carrément faire de son petit partenaire une tête de pont en Asie du Sud-est. « Elle a besoin d’une présence militaire dans la région. » Cela lui permettrait d’asseoir son emprise sur cet espace maritime qu’elle estime lui appartenir et qui comprend déjà une série d’îlots militarisés, ainsi que d’assurer sa sécurité énergétique.

« La côte sud du Cambodge se trouve juste en face d’un nouveau canal à travers la Thaïlande qui permettra de contourner le détroit de Malacca, un goulet d’étranglement par lequel passent les importations de pétrole de la Chine », précise-t-il.

Pékin possède plusieurs installations à potentiel militaire près de Sihanoukville. Dans la province voisine de Koh Kong, l’entreprise Union Development Group, une filiale de la société immobilière Tianjin Wanlong Group, a obtenu en 2008 une concession de 45 000 hectares. Elle y a déjà construit un complexe hôtelier et un casino, et prévoit d’y adjoindre un port, une zone industrielle et un aéroport.

Une piste d’atterrissage de 3 km

Cet aéroport suscite des interrogations sur son usage final. « Il est plus large que celui de Phnom Penh et sa piste d’atterrissage fait plus de 3 km, bien plus que le minimum requis pour les avions civils, détaille Charles Edel. Elle est en revanche parfaitement adaptée aux appareils militaires chinois… » Ce qui a poussé le vice-président américain Mike Pence à écrire à Hun Sen, en novembre dernier, pour lui faire part de son inquiétude. Le Premier ministre a démenti la nature militaire du projet. Pourtant, cet été, des officiels américains ont indiqué avoir vu un accord octroyant à Pékin le droit d’utiliser durant trente ans la plus large base navale du pays.

« La Vogue », boutique, hôtel et casino à Sihanoukville. Près de 90% des hôtels, restaurants et autres établissements touristiques appartiennent à des Chinois ©Maxime Reynie/Hans Lucas

Située à une trentaine de kilomètres de Sihanoukville, elle occupe un morceau de côte en bordure de la réserve naturelle de Ream. Ces dernières années, cette dernière a vu sortir de terre un autre projet chinois aux proportions gigantesques, appelé Golden Silver Gulf. En 2009, le groupe Yee Jia Tourism Development, qui appartient à Fu Xianting, un ex-officier de l’armée chinoise, a reçu une concession de 99 ans comprenant 3 300 hectares de jungle vierge et de plages désertes, au coeur de ce parc national. Deux complexes hôteliers sont achevés. Composés de villas luxueuses dont les parois commencent déjà à se fissurer et à moisir, de piscines vides et de plages ornées de panneaux « interdit de nager », ils paraissent à moitié abandonnés.

« Nous sommes complets », lance un réceptionniste, malgré l’absence apparente de clients. Derrière lui, une carte du projet montre une cité au milieu de la jungle avec des tours d’habitation, une mairie, un centre des congrès et des hôpitaux. Au large, un navire orné de caractères chinois est amarré. « C’est un casino offshore », glisse un garde.

Se détourner de l’Occident

Si, malgré tous les effets négatifs sur sa population, le Cambodge a accueilli les investissements chinois à bras ouverts, c’est qu’il y trouve son compte sur le plan macro-économique. Le PIB par habitant a doublé entre 2010 et 2018, passant de 786 à 1 512 dollars. L’an dernier, la croissance a atteint 7,5%. Autre avantage, Pékin ne pose pas de questions, contrairement à l’Union européenne qui menace de résilier un accord exemptant les importations cambodgiennes de taxes en raison des abus des droits de l’homme commis par le régime de Hun Sen .

« L’appui de la Chine a permis au gouvernement cambodgien de se détourner de l’Occident », juge Astrid Norén-Nilsson. Et de donner libre cours à ses penchants autoritaires. Ces deux dernières années, il a dissous le principal parti d’opposition et s’est octroyé les 125 sièges du parlement lors d’élections contestées. La Chine n’a pas bronché.

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