Fiction,  Mes pensées mes réflexions.

Les assassins de la mémoire

Quand l’intelligence artificielle nous déleste de notre mémoire humaine

Il fut un temps où la mémoire était une richesse, un pilier de l’identité, un devoir de transmission. Ce que nous retenions — gestes, dates, visages, récits — nous définissait. Mais aujourd’hui, à l’ère du numérique ubiquitaire, une autre mémoire a pris place. Une mémoire froide, fluide, omniprésente : celle des machines. Et parmi elles, l’intelligence artificielle, qui promet de tout retenir pour nous, de tout organiser, de tout optimiser.

Mais à quel prix ? En cédant à cette délégation séduisante, ne sommes-nous pas en train d’oublier que la mémoire n’est pas qu’une capacité : elle est une responsabilité ? Il y a dans ce glissement discret quelque chose d’inquiétant. Une forme d’oubli programmé. Un effacement lent mais réel de notre humanité mémorielle.

Pierre Vidal-Naquet parlait des « assassins de la mémoire » pour désigner les négationnistes, ces idéologues qui falsifiaient l’histoire pour effacer les crimes. Aujourd’hui, l’expression pourrait désigner une autre menace, plus insidieuse : l’abandon volontaire de notre mémoire aux algorithmes.


Une mémoire sous-traitée

L’intelligence artificielle, dans ses formes les plus accessibles (assistants vocaux, moteurs de recherche, générateurs de texte ou d’images), est devenue le prolongement de notre cerveau. Elle nous aide à nous souvenir des dates, des rendez-vous, des lieux visités, des mots oubliés. Mieux : elle nous propose des souvenirs, trie nos photos, nous rappelle ce que nous avons aimé, ce que nous avons vu, ce que nous avons dit.

Mais à mesure que cette mémoire extérieure se perfectionne, la nôtre s’atrophie. Pourquoi se souvenir, puisque tout est sauvegardé ailleurs ? Pourquoi apprendre, pourquoi transmettre, pourquoi raconter, puisque l’IA peut reconstituer, reformuler, remixer ?

Comme la calculatrice a rendu l’arithmétique superflue pour beaucoup, l’IA pourrait bien rendre la mémoire elle-même inutile. Une mémoire sous-traitée est une mémoire abandonnée.


Une mémoire falsifiable

La mémoire humaine est imparfaite, subjective, sensible. Mais c’est précisément ce qui fait sa valeur humaine. Elle porte les traces du vécu, des émotions, des traumatismes comme des joies. À l’inverse, la mémoire algorithmique est structurée, triée, archivée, mais aussi modifiable à volonté.

Qui contrôle la mémoire numérique ? Qui décide de ce que les IA retiennent, de ce qu’elles censurent, de ce qu’elles « corrigent » ?
Déjà, certains contenus historiques sont filtrés. Certains récits sont réécrits selon des normes éditoriales imposées.
Demain, les IA pourraient être des historiens sans conscience, produisant des récits adaptés, propres, neutres, désincarnés. Et l’histoire, vidée de ses conflits, de ses douleurs, de ses erreurs, deviendrait un décor aseptisé.

Ce n’est plus seulement oublier : c’est remplacer la mémoire par une fiction calculée.


Une mémoire déshumanisée

Ce que nous appelons « mémoire » est en réalité un tissu vivant, fait d’émotions, de récits familiaux, de sensations liées à des lieux, à des objets, à des voix. Elle est ce qui nous relie aux morts et aux vivants. Elle est la base de l’amour, du deuil, de la transmission.

Mais si l’IA prend en charge ces souvenirs, les reformate, les classe, les embellit… que devient l’humain dans ce processus ?
Peut-on confier à une machine nos souvenirs d’enfance, nos journaux intimes, nos archives familiales, nos récits de guerre, nos poèmes, nos silences ?
Peut-on déléguer à un algorithme ce qui constitue notre identité profonde ?

« Se souvenir, c’est aussi souffrir. Mais c’est ce qui fait de nous des humains. »
— Primo Levi aurait sans doute vu dans ces nouveaux « assassins de la mémoire » une forme douce de barbarie : celle de l’effacement assisté.


Résister à l’oubli… ou s’y abandonner ?

Il ne s’agit pas de refuser l’intelligence artificielle — elle est là, et elle peut être un formidable outil.
Mais il faut poser une limite. Une frontière intérieure.
Nous devons continuer à raconter. À nous souvenir. À transmettre.

Face aux machines qui stockent, l’humain doit cultiver ce que les machines n’ont pas : la mémoire vécue. Celle qui tremble, celle qui oublie parfois, mais qui vibre. Celle qui fait lien.

Sinon, demain, dans un monde optimisé, efficient, archivé… nous risquons d’être devenus des êtres amnésiques entourés de mémoires mortes.
Et alors, oui, les assassins de la mémoire auront gagné — sans bruit, sans violence. Mais avec notre consentement.

Du moins…

À moins que ce texte ne soit qu’un souvenir inséré dans une mémoire déjà modifiée.

Et si nous ne savions même plus que nous avons oublié ?


📜 MANIFESTE

Les Assassins de la Mémoire


1. Nous nous souvenions.

Autrefois, la mémoire était une richesse.
Elle portait les récits, les douleurs, les visages. Elle faisait lien.
Elle bâtissait l’humain.

Aujourd’hui, nous déléguons.


2. Nous avons confié nos souvenirs aux machines.

Nos dates, nos photos, nos histoires, nos oublis même.
L’IA nous aide à ne plus nous souvenir.
Elle trie, elle range, elle restitue à la demande.
Elle le fait bien. Trop bien.


3. À force d’externaliser, nous avons oublié d’être mémoire.

Ce que nous ne vivons plus, l’IA l’invente.
Ce que nous avons oublié, elle le simule.
Ce que nous ne transmettons plus, elle l’imite.

La mémoire est devenue une donnée.
L’oubli, un simple bug.
L’humain, une version bêta.


4. Mais souvenons-nous : la mémoire n’est pas neutre.

Elle est biaisée, tremblante, douloureuse parfois.
Elle est humaine.
Et c’est cela qui la rend précieuse.


5. Aujourd’hui, les nouveaux assassins de la mémoire

ne sont pas des censeurs visibles,
mais des interfaces bienveillantes.
Ils ne brûlent pas les livres :
ils proposent des résumés.

Ils ne falsifient pas l’histoire :
ils la réécrivent, poliment, pour l’algorithme.


6. Alors, résistons.

Racontons encore.
Rappelons-nous ce qui ne s’archive pas : une odeur, un regard, une douleur ancienne, une chanson mal chantée.

Cultivons ce que l’IA ne peut pas mémoriser :
l’hésitation, l’oubli, la faille, le silence.


7. Ou alors…

Et si c’était déjà trop tard ?
Et si nos souvenirs avaient déjà été altérés ?
Et si cette mémoire que nous appelons nôtre n’était qu’un récit écrit ailleurs ?
Peut-être même ce manifeste ne vient-il pas de nous.


Qui a écrit ces lignes ?

Toi ? Moi ? Une entité entraînée à reconnaître nos peurs ?
Et si la mémoire n’était qu’un reflet de plus dans le miroir numérique ?
Et si l’oubli n’était pas une erreur… mais une fonction ?
Et si nous n’existions plus… que dans la mémoire des machines ?


🖋️ Postface

Ce texte n’est pas une condamnation de la technologie.
C’est un rappel que tout outil peut devenir une arme.
Et que la mémoire, lorsqu’on la perd sans s’en rendre compte… est déjà morte.

Philippe