
Tram 28 Lisbonne
Il était un peu plus de 19h30 quand je suis monté dans le tram 28, à Martim Moniz. Le soleil commençait tout juste à décliner, étirant de longues ombres orangées sur les façades décrépies.
Le vieux tram jaune était là, prêt à partir, grinçant doucement comme s’il s’éveillait lui aussi pour une dernière danse.
Je m’installe à une place côté fenêtre. Il fait encore bon. Dans l’air flotte un mélange de poussière chaude, de rôtisseries de quartier et de mer lointaine. Le conducteur lance un coup de cloche sec, presque joyeux, et nous nous mettons en route.
Les rues sont plus calmes à cette heure. Dans Graça, des enfants jouent encore sur les trottoirs pendant que les adultes s’affairent derrière les fenêtres ouvertes. En passant devant l’église São Vicente de Fora, j’aperçois une vieille dame qui arrose ses géraniums sur un balcon minuscule. Je la salue d’un sourire qu’elle ne voit pas.


Puis vient l’Alfama, ce dédale d’ombres et de murs. Ici, le tram se faufile comme un serpent lent, caressant presque les pierres. Je retiens mon souffle au moindre virage, fasciné par la façon dont ce vieux wagon manœuvre dans des rues si étroites qu’on croirait que seules des âmes peuvent y passer. À travers la vitre, je vois des fenêtres éclairées. On entend des couverts, de la vaisselle, quelques rires. La ville vit derrière les murs.

Le jour baisse vite. À Portas do Sol, la vue sur le Tage est un tableau. Le fleuve devient argenté, presque irréel. Je pense un instant à descendre. Mais non, ce soir je reste. Je veux aller au bout.

On traverse la Baixa, puis le tram grimpe de nouveau. Les lumières s’allument peu à peu, en haut comme en bas des collines. Chiado, Bairro Alto, puis enfin Estrela. Devant la basilique, tout est calme. Le tram s’arrête, repart. Les passagers descendent un à un. Moi, je reste.

Et puis nous arrivons à Campo de Ourique. C’est le terminus. Il fait nuit maintenant, et l’ambiance est douce. Je descends, m’étire un peu, marche quelques pas jusqu’à un petit kiosque encore ouvert. Une bière, une bica, quelques mots échangés avec le vendeur. Lisbonne, c’est aussi ça : cette simplicité du moment présent.
Je remonte dans le tram. Il est presque vide. La nuit enveloppe tout.
La ville n’est plus la même. Le tram avance comme un vieux fantôme bienveillant dans des rues baignées de lumière jaune. À travers les vitres, les ombres dansent sur les murs, les volets sont clos, les voix se font rares. À Estrela, un couple marche main dans la main sous les platanes. À Bairro Alto, quelques groupes s’installent pour la soirée. Chiado est presque désert.
Je commence à somnoler, bercé par le bruit régulier du tram sur les rails, ce vieux roulement métallique si particulier. Les virages me réveillent, mais je souris. J’aime cette ville. Elle ne crie jamais trop fort. Elle chuchote.

À l’Alfama, tout est silence. Par moments, on dirait un décor de théâtre. Des lampadaires, des ruelles vides, un chat qui traverse. Puis les marches, les escaliers, les murs en ruine, les azulejos, tout se mêle dans un flou poétique.

Et puis voilà Martim Moniz, à nouveau. Terminé. Ou peut-être pas.
Je descends, un peu ému. Je marche un peu. Lisbonne, la nuit, a ce don de ne jamais vraiment vous laisser repartir.
C’était juste un aller-retour en tram.
Mais ce soir-là, j’ai vu Lisbonne comme on voit un vieux film qu’on aime — une histoire qu’on croit connaître par cœur, mais qui nous surprend toujours.




