Chiang Rai

Le triangle d’or

Après ces jours suspendus entre art et spiritualité à Chiang Rai, l’appel du nord se fait sentir. Nous quittons les temples flamboyants, les cafés paisibles et les marchés du soir pour emprunter la route sinueuse qui longe la rivière Kok. Direction : le Triangle d’Or, là où la Thaïlande, le Laos et le Myanmar se frôlent.


Le Triangle d’Or, ou Golden Triangle, désigne cette région frontalière où le Mékong et la rivière Ruak se rencontrent. Son nom, teinté d’exotisme, évoque les heures sombres du trafic d’opium, lorsque cette zone reculée était l’un des plus grands producteurs mondiaux d’or noir, au même titre que la « Croissant d’Or » (Iran-Afghanistan-Pakistan).

Le « gold » ne désignait pas l’or des temples, mais la monnaie que les trafiquants utilisaient pour acheter de la morphine en pâte. Le nom est resté, entre fascination, légende et mémoire.


Le trajet depuis Chiang Rai est une aventure en soi. Une route montagneuse, bordée de villages, de plantations de thé et de rizières, que nous parcourons en minivan local. Le conducteur, visiblement pressé de rentrer chez lui, enchaîne les virages à vive allure. Heureusement, le décor est là pour calmer les battements de cœur.

Au fil des kilomètres, la nature devient plus dense, plus brute. Des collines enveloppées de brume, des buffles dans les marécages, des postes de police discrets mais omniprésents : on sent qu’on s’approche d’un lieu pas tout à fait comme les autres.


Un arrêt au village des femmes girafes – entre fascination et malaise

Sur la route nous avons fait un arrêt au village Long Neck Thasud, aussi appelé “village des femmes girafes”. Curiosité ? Attraction ? Tradition ? Il est difficile de trancher.


À l’entrée, un droit d’accès : 300 bahts par personne. Un peu comme si l’on payait un billet pour pénétrer dans un musée vivant. Le malaise s’installe vite. Ces femmes, issues de la minorité Kayan venue de Birmanie, portent encore ces colliers de laiton autour du cou, une tradition ancienne certes, mais ici figée pour les regards, presque mise en vitrine.

On ne peut s’empêcher de se demander où s’arrête la coutume authentique… et où commence l’attrape-touriste soigneusement scénarisé. Tout semble un peu trop bien rangé, trop photogénique. Les femmes tricotent, posent volontiers pour une photo, et sourient derrière leur stand de souvenirs. Une belle photo en échange d’un achat, d’un regard curieux, d’un billet.


Et pourtant, difficile de juger hâtivement. Pour certaines, ce tourisme représente un revenu, un moyen de subsister dans un pays qui ne leur reconnaît pas toujours de droits pleins. Le dilemme reste entier : valorisation ou exploitation ?


Une chose est sûre : ce lieu interroge autant qu’il fascine, et laisse derrière lui une impression mêlée, un peu trouble… comme un cliché dont on ne sait plus s’il faut le garder ou le ranger au fond du carnet.


Le Triangle d’Or « officiel » se visite à Sop Ruak, petit bourg posé au bord du Mékong. De là, on peut voir les trois pays d’un seul regard :

  • À gauche, la Birmanie, avec le casino de Tachileik visible sur la colline,
  • En face, le Laos, paisible, couvert de jungle,
  • À droite, la Thaïlande, avec son grand Bouddha doré et sa plateforme d’observation.

Une carte monumentale en béton vous indique la position géographique exacte. C’est touristique, oui. Mais c’est aussi émouvant de se tenir à ce carrefour de civilisations, à la croisée d’histoires anciennes et de routes de contrebande oubliées.


Pour aller au-delà de la carte postale, le Hall of Opium Museum est une visite essentielle. Ce musée moderne, fondé par la Fondation royale Mae Fah Luang, retrace l’histoire de l’opium dans le monde, ses usages médicinaux, ses ravages, ses circuits commerciaux, et les efforts de reconversion menés dans la région.

Tout y est superbement présenté : maquettes, films, témoignages, objets historiques. On ressort informé, troublé, et admiratif du travail accompli pour sortir cette région de l’emprise de l’économie de la drogue.


Aujourd’hui, les collines du Triangle d’Or ont changé de visage. Grâce aux programmes royaux, l’opium a été remplacé par le thé, le café, les fruits, et même le tourisme. Des villages Akha, Lahu ou Karen s’ouvrent aux voyageurs curieux, sans folklore forcé.


Le Triangle d’Or, nouvelle porte de l’Asie ?

La pancarte — « WELCOME TO AEC », entourée des drapeaux des 10 pays de l’ASEAN — n’est pas anodine. Elle témoigne de la volonté claire de la Thaïlande de positionner le Triangle d’Or comme un carrefour régional, tourné vers l’avenir.

L’AEC (ASEAN Economic Community) est une initiative qui vise à créer un marché commun et une zone de libre-échange entre les pays d’Asie du Sud-Est. Cette région autrefois marginale, marquée par la contrebande et les conflits, devient désormais un espace de coopération, de commerce et de circulation. Ce panneau est en quelque sorte un signe de renaissance : un ancien bastion de l’opium transformé en porte d’entrée vers une Asie unie et interconnectée.

Le Triangle d’Or ne veut plus seulement évoquer les ombres du passé.
Il veut désormais incarner un carrefour moderne, stratégique, un pont entre les peuples — du Laos au Myanmar, de la Chine au sud-est asiatique tout entier.


On peut aussi embarquer pour une croisière sur le Mékong, rejoindre un marché de contrebande côté laotien, ou simplement contempler le fleuve, témoin silencieux des drames passés.


Où dormir ?

  • Chiang Saen, ancienne capitale du royaume Lanna, est un excellent point de chute, avec ses ruines, ses temples, et ses bords de rivière paisibles.
  • Pour une expérience plus rustique, on peut dormir dans une maison d’hôtes familiale dans un village des collines, à l’écart des routes touristiques.

Demain, d’autres routes…

Nous quittons le Triangle d’Or chargés d’histoire, de paysages, et de questions. Ce lieu n’est pas seulement une photo avec trois drapeaux. C’est une frontière mouvante entre lumière et ombre, entre trafics et rédemptions, entre souvenirs douloureux et renouveau.

Et maintenant ? Rejoindre Chiang Khong pour passer la frontière laotienne ? Redescendre vers Nan et les montagnes secrètes du nord-est ? Ou prolonger l’errance vers Mae Salong et ses collines de thé et d’exil chinois ?
Les options étaient multiples. Le cœur tiraillé, le temps compté.

Alors, nous avons laissé ces routes en suspens, comme on referme un livre sans en tourner la dernière page. Le nord nous appelait encore, mais le sud nous rappelait déjà. Il a fallu prendre le chemin du retour, redescendre vers les plaines, puis vers la capitale.

Retour à Bangkok… et promesse de retour

Le nord s’est effacé lentement derrière la vitre du bus. Les montagnes, les brumes, les rizières et les routes cahoteuses nous ont accompagnés jusqu’au bout. Et puis, comme toujours, Bangkok nous a rattrapés. Immense, fiévreuse, inépuisable. Elle nous accueille comme un vieux port où l’on revient déposer ses souvenirs de voyage avant d’en rêver d’autres.

De Pai à Chiang Rai, en passant par les temples visionnaires, les musées de mémoire, les collines de thé et les eaux puissantes du Mékong, ce périple a été un fragment d’Asie à vif, à la fois contemplatif et chargé de récits enfouis.

Mais ce n’est pas la fin.

À l’horizon, une promesse : celle d’un nouveau départ, par le fleuve cette fois. Un jour proche, bientôt, nous reviendrons au Triangle d’Or. Et de là, nous embarquerons à bord d’un bateau glissant sur le Mékong, jusqu’à Luang Prabang. Deux jours de navigation entre jungle, villages et rivages oubliés. Un autre rythme. Une autre lumière.

Ce voyage-là ne fait que commencer.