
Retour aux sources Jaganta
Retour aux sources : le village de mon grand-père
Il y a des lieux qui marquent l’âme à jamais. Des lieux que l’on n’habite pas vraiment, mais qui nous habitent. Pour moi, c’est Jaganta, le village de mon grand-père, perché dans les terres arides d’Aragon. En 2007, j’y suis revenu pour la deuxième fois. Trente-sept ans s’étaient écoulés depuis ma première visite, en 1970. J’étais alors un adolescent, et nous étions venus en famille, avec mon grand-père lui-même.

Je me souviens encore du voyage comme si c’était hier : la route de Las Parras de Castellote à Jaganta se faisait à dos d’âne, à travers des sentiers escarpés et poussiéreux. À l’époque, aucune route ne menait directement à l’Embalse de Santolea ou au village de Castellote. Tout se méritait. Le silence des collines, le froissement du vent sur les oliviers, le pas lent de l’âne sur les pierres… Tout avait la lenteur du temps ancien, de celui qu’on n’oublie pas.

Je revois encore mon grand-père, solide et silencieux, marchant à nos côtés. C’était un retour pour lui aussi, mais teinté d’une nostalgie que je ne comprenais pas encore. Il s’arrêtait parfois, les yeux perdus dans le paysage, comme s’il cherchait quelque chose. Ou quelqu’un. Peut-être les rires de son enfance. Peut-être les voix disparues du village.

Jaganta n’était déjà plus qu’un souvenir à moitié effacé. Mais pour lui, chaque recoin avait une histoire. Il nous les racontait à mi-voix : la maison familiale, la maison de son oncle, l’endroit où il allait chercher l’eau, l’olivier sous lequel il s’était abrité pendant les longues journées d’été.
Ce jour-là, sans vraiment le comprendre, je me suis connecté à mes racines. C’était brut, intime, presque sacré.
Trente-sept ans plus tard, en 2007, j’y suis revenu.

Cette fois, mon grand-père n’était plus là. Mais c’est lui que je venais retrouver, un besoin de revenir sur ses traces, de retrouver ces pierres muettes qui avaient vu naître ma lignée, de confronter ma mémoire à la réalité.
La route avait changé. On pouvait désormais accéder au village en voiture, la route nous reliant au barrage de Santolea et a Castellote était toute récente, le confort avait remplacé l’effort, mais la beauté des lieux restait intacte. Sauvage. Émouvante.
J’ai marché seul dans le village. J’ai retrouvé, ou cru retrouver, la maison familiale, autrefois cédée à l’église. Et dans le silence du vent, le murmure d’un homme à l’accent rude me rappelait une histoire ancienne — celle de ses origines, et les miennes. Les murs de Jaganta, patinés par les siècles, m’ont véritablement parlé. Ils racontaient la vie rude et simple d’un village tourné vers la terre, l’olive, la foi. À chaque coin de rue, le silence avait quelque chose de sacré.
Et pourtant, bizarrement, je me sentais bien. Comme si, malgré les ruines, malgré l’abandon, quelque chose en moi reconnaissait ces lieux. Je me sentais chez moi. Est-ce que c’était l’âge, la cinquantaine qui approchait, qui me soufflait à l’oreille : « Tu es toi ici. Arrête-toi. Viens t’installer » ? Peut-être. Peut-être est-ce pour cela que, sans trop réfléchir, j’ai acheté une petite ruine. L’envie de finir ici. De revenir à l’essentiel.
Car Jaganta n’est pas qu’un simple hameau. C’est un monde en miniature, un fragment de cette Espagne intérieure que l’on oublie trop souvent. Avec ses maisons de pierre, ses souvenirs d’huile et de prières, ses habitants épars mais fidèles, Jaganta incarne l’âme d’un territoire.
Les alentours de Jaganta prolongent cette impression d’intemporalité. Les villages voisins – Las Parras de Castellote, Aguaviva, Castellote, Abenfigo, Mas de las Matas …. – partagent ce même héritage, cette même beauté discrète, faite de pierres, de terrasses oubliées, de clochers qui sonnent encore pour quelques âmes. Chacun porte en lui une mémoire, un attachement à la terre, à la lenteur des jours, à ce qui ne se dit plus mais se ressent encore.
Mais Jaganta, pour moi, restera toujours le village de mon grand-père. Celui où les racines plongent profondément, où les silences parlent, et où les murs savent se souvenir. C’est là que je retourne en pensée quand j’ai besoin de me rappeler d’où je viens. Là que je reviendrai, peut-être, un jour, pour de bon.
Une autre grande richesse de Jaganta, c’est la nature environnante. Sauvage, préservée, presque secrète. Ici, la montagne s’ouvre à ceux qui prennent le temps de marcher. De nombreux randonneurs viennent désormais arpenter les sentiers, attirés par la beauté brute des paysages.



















