Serramanna : les murales oubliées de la Sardaigne
Après avoir parcouru les rues colorées de San Sperate, nous décidons de pousser notre curiosité un peu plus loin. La Sardaigne ne se limite pas à Orgosolo ou San Sperate lorsqu’on parle de peintures murales. Serramanna, un village discret de la plaine du Campidano, a elle aussi vécu un âge d’or muraliste — même si aujourd’hui, bien peu de visiteurs s’y arrêtent.
Situé au cœur du Campidano, la grande plaine agricole du sud de la Sardaigne, Serramanna est un village tranquille d’un peu plus de neuf mille habitants. Ses origines remontent à l’époque médiévale, mais son visage actuel reste profondément marqué par la ruralité et la vie communautaire. Entouré de champs, de vergers et d’oliveraies, le bourg s’étend entre Samassi et Sanluri, à une quarantaine de kilomètres au nord de Cagliari. On y découvre un tissu de ruelles calmes, des maisons basses en pierre ou en brique crue, des places ombragées et un centre ancien où se trouvent l’église paroissiale de San Leonardo et plusieurs édifices à l’architecture traditionnelle campidanaise. Loin de l’agitation touristique, Serramanna conserve une atmosphère authentique, celle d’un village sarde où le temps semble s’écouler plus lentement — un cadre parfait pour partir à la recherche de ses murales oubliées.






C’est en 1977 que Serramanna devient un foyer d’expérimentation artistique. Ici, la peinture sort de l’atelier pour devenir un cri collectif contre les injustices, l’impérialisme et les abus de pouvoir.
À l’époque, la jeunesse se mobilise — discussions, assemblées, pinceaux brandis comme des armes pacifiques… tout respire l’envie de transformer la société et de croire qu’un monde meilleur est possible. Mais l’élan finit par s’affaiblir. Tandis que San Sperate et Orgosolo font perdurer et renouveler leurs murales pour représenter la mémoire paysanne, les métiers d’autrefois, Serramanna, elle, laisse peu à peu ses fresques disparaître. Beaucoup sont recouvertes d’enduits, d’autres s’effacent avec le temps. Ce qui fut autrefois la fierté d’une communauté devient presque invisible
En octobre 1995, une première exposition de muralistes est organisée derrière le marché civique du Su Campu sa Lua : des artistes venus de toute la Sardaigne participent pour relancer la tradition. Mais l’initiative reste sans lendemain. Depuis, aucune politique culturelle forte ne vient sauver ou valoriser cet héritage.
En Sardaigne, les murales ne sont pas seulement l’apanage d’Orgosolo ou de San Sperate. Serramanna, modeste bourg du Campidano, a lui aussi renoué avec cette tradition en 2019, en consacrant une place entière aux travailleurs et à leur mémoire.
Au printemps 2019, la Piazza Caduti sul Lavoro de Serramanna se transforme en atelier à ciel ouvert. Plusieurs artistes, pinceaux en main, recouvrent les murs de fresques colorées. Le thème choisi s’impose de lui-même : les métiers, hommage à ceux qui, par leur travail quotidien, font vivre la communauté.



Ces créations accompagnent la présence du monument déjà érigé en mai 2011 par le sculpteur Pino Pinna de Serramanna, elle représente une Déesse Mère avec, sur le devant, une Pintadera (symbole du pain) et un bas-relief représentant une roue dentée (symbole du travail). Au pied de la statue se trouve la figure d’un Ange Déchu, symbole des ouvriers morts dans l’exercice de leurs fonctions.

L’inscription gravée au dos du bloc en sarde : « A chini po su pai at traballau e a domu no est torrau » — « À ceux qui ont travaillé pour le pain et qui ne sont pas rentrés à la maison. »
Plaques en trachite rose, qui permet une sculpture de reliefs dans la masse



Le 7 mai 2019, lors de la Giornata Cittadina per i Caduti sul Lavoro, la place est inaugurée dans sa nouvelle parure. Les habitants découvrent pour la première fois ces murs désormais habités de figures ouvrières, de symboles d’outils et de gestes du quotidien. L’événement est empreint d’émotion : l’art public devient ici un acte de reconnaissance et de transmission.
Deux ans plus tard, en octobre 2021, je me rends à Serramanna. Sur la Piazza Caduti sul Lavoro, les fresques sont toujours là,















En 2022, un nouvel hommage est venu enrichir la mémoire ouvrière de Serramanna : une statue représentant un mineur assis, le visage marqué par la douleur, coiffé de son casque et accompagné d’une lampe de mineur. Cette œuvre commémore la tragédie d’Arsia, en Istrie, survenue en 1940, où plus de 180 travailleurs perdirent la vie dans une explosion souterraine, dont une majorité de Sardes envoyés sur ce site minier. L’inscription gravée sur la stèle voisine – « Ai minatori sardi morti in Arsia nel 1940 » – rappelle le sacrifice de ces hommes, et fait écho aux autres monuments de la ville qui honorent la mémoire des travailleurs disparus.

Aire de jeux municipale de L’Arcobaleno très colorée.


Parc Pineta « Operazione Restyling«




L’enceinte du stade côté parc Pineta et via Vincenzo Gioberti.





Tour du stade en 2021

























« Opération Restyling » est le nom de l’initiative lancée le 24 octobre 2019 à la Pineta di Serramanna, où un groupe de jeunes artistes a entrepris de redonner couleur et éclat à plusieurs anciens graffitis historiques de la via Gioberti.
Une fresque commémorative du jeune footballeur de Gialeto Serramanna, Gabriele Cipolla. Un an après sa disparition prématurée, les artistes locaux lui ont dédié une fresque murale, sur le terrain de football Fausto Coppi, Via XXV Aprile, où il s’entraînait enfant.


Sur des façades du centre Octobre 2021


Fresque dédiée à Enrico Berlinguer.
L’image de la fresque a également été utilisée sur la jaquette du livre de Giuseppe Fiori « Vita di Enrico Berlinguer » publié par Editori Laterza en 1989. L’ouvrage couvre les années cruciales de la vie politique italienne dans lesquelles Berlinguer est très actif (essentiellement de la fin des années 1960 jusqu’à sa mort en 1984). On y lit non seulement son rôle public, mais aussi les tensions internes du Parti Communiste Italien, les moments de crise (terrorisme, rapports avec l’URSS, question morale, etc.).

Le mur « Emigrazione è deportazione » (l’émigration est une déportation) — parfois aussi appelée “Murale degli incatenati” (le mur des enchaînés) réalisée par Antonio Ledda, Adriano Putzolu, Arba et Dessì. Elle se dresse encore, en ce mois d’octobre 2021, à l’entrée du village, sur le Viale Fra Ignazio, juste face à la route qui mène depuis Samassi. Impossible de la manquer : son message puissant frappe comme un coup de poing.
Le mur raconte sans détour l’histoire de milliers de Sardes contraints de quitter leur terre natale. Ici, l’émigration n’est pas présentée comme une chance, mais comme une contrainte, une véritable déportation sociale. Cette fresque, véritable manifeste collectif, garde toute sa force plus de quarante ans après sa création.
Post-scriptum (2024) : Trois ans plus tard, ce mur n’existe plus. Restauré une première fois dans les années 2000, il a fini par disparaître, recouvert ou effacé. Ce qui fut jadis un manifeste visible par tous n’est désormais plus qu’un souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu.

Fresque sur les anciens métiers sur le mur latéral du siège de la Société des travailleurs de Serramanna , réalisée par l’artiste Marina Putzolu , professeur au lycée d’art de Cagliari.

Mur d’enceinte de la Coop. Agricola 27 Febbraio, Corso Europa












