Cuisine Vietnamienne

Les yeux dans l’assiette

Voyage au cœur d’une cuisine vietnamienne sans tabou

Au Vietnam, on mange d’abord avec les yeux. C’est ce que l’on dit en parlant de la beauté des plats, de l’équilibre des couleurs, du soin porté à chaque composition. Mais pour peu qu’on s’éloigne des circuits touristiques et qu’on s’assoie dans une gargote de rue, un marché ou une maison de campagne, cette expression peut prendre un tout autre sens.

Car oui, les Vietnamiens mangent aussi les yeux. Ceux des poissons, des poulets, des canards, et parfois même des porcs ou des bœufs. Et loin d’être un simple folklore ou un défi culinaire, il s’agit d’une pratique profondément ancrée dans la tradition : celle de ne rien gaspiller, de respecter l’animal dans son entier, et de considérer chaque partie comme porteuse de vertus.

Tour d’horizon de ces regards comestibles.


1. Les yeux de poisson – gélatine, sagesse et prestige

C’est sans doute la version la plus connue. Dans un plat de poisson entier – grillé, cuit à la vapeur ou mijoté en sauce caramélisée (cá kho tộ) – les yeux sont une petite boule blanche et gélatineuse que certains attendent avec impatience. Au Sud, on dit que c’est bon pour la peau, les articulations, la mémoire. Dans les familles, il est courant que l’on réserve ces yeux au doyen ou à l’invité d’honneur.

Dans les provinces maritimes comme Kiên Giang, Bạc Liêu ou Quảng Ngãi, on peut même trouver des salades froides de tête de poisson, où les yeux sont dégustés tels quels, avec herbes aromatiques, oignons crus, piment frais et une sauce au nuoc-mâm citronné.


2. Les yeux de volaille – force, médecine et tradition

Dans les campagnes du Nord comme du Centre, on prépare parfois des bouillons de tête de poulet ou de canard, où les yeux flottent dans le liquide parfumé au gingembre et aux feuilles de citronnier. Ils ne sont pas là par hasard : dans la médecine traditionnelle vietnamienne, manger l’œil d’un animal renforce la vue, mais aussi la vitalité.

Lors des repas de fête, les têtes de volaille sont parfois découpées en fines tranches pour des salades (gỏi đầu gà) où les yeux, encore insérés dans leur orbite, sont servis sans fard. Leur texture est moelleuse, presque crémeuse, et leur goût évoque celui des abats doux.


3. Les yeux de porc – rusticité et collagène

Beaucoup plus rares, les yeux de porc ne sont généralement consommés qu’en milieu rural, ou dans des bouillons très spécifiques. Longuement mijotés, ils deviennent tendres et riches en collagène. Ils sont parfois associés à des remèdes populaires contre les douleurs articulaires, ou servis à des femmes en post-partum dans certains villages du delta du Mékong.

Leur texture est plus compacte que celle des yeux de poisson, et leur goût plus fort, proche de celui de la langue ou des tripes.


4. Les yeux de bœuf – puissance et défi

Encore plus inhabituels, les yeux de bœuf apparaissent parfois dans des plats de force : bouillons d’os, ragoûts d’abats, préparations censées redonner vigueur et endurance aux hommes. On les trouve parfois sur les étals de certains marchés ruraux du Nord, ou dans des restaurants spécialisés en cuisine de « santé » (món ăn bổ dưỡng).

Certains les font bouillir puis les grillent légèrement avant de les servir avec du sel, du citron vert et du piment. Le regard vide de la bête posée dans l’assiette suffit souvent à faire reculer les plus téméraires.


5. Des yeux en salade – entre sacré et quotidien

Là où l’on s’y attend le moins, les yeux apparaissent aussi dans des salades froides. C’est le cas notamment des têtes de canard émincées, où chaque tranche contient un fragment de cervelle, de mâchoire… et parfois, l’œil entier. Mélangé à des herbes comme la coriandre vietnamienne (rau răm), au gingembre cru et à des lamelles de carotte, l’ensemble forme un plat aussi savoureux qu’intense.

Dans d’autres cas, les yeux de poisson sont consommés en salade fraîche avec des pousses de soja, des échalotes et de la menthe aquatique. Le contraste entre la gélatine de l’œil et le croquant des herbes crée une expérience sensorielle déroutante, mais étonnamment harmonieuse.

Conclusion – Du respect à l’audace

Manger les yeux d’un animal, en France, peut sembler extrême. Au Vietnam, cela relève souvent d’un respect des traditions autant que d’un goût pour l’équilibre nutritionnel. Loin d’un simple défi culinaire, ces pratiques disent quelque chose de la relation entre l’homme et l’animal, du soin porté à chaque partie du corps, et d’un certain art de vivre sans gaspillage.

Alors la prochaine fois que vous verrez un poisson entier dans votre assiette, posez-vous la question : et si je goûtai à son regard ?