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Vhils l’art de révéler les murs

Paris, Lisbonne, Bangkok : sur les traces d’un artiste qui sculpte les mémoires urbaines

Il y a des artistes qu’on croise une fois, puis qu’on n’oublie jamais. Vhils en fait partie.

J’ai eu la chance de tomber sur ses œuvres à plusieurs reprises : à Paris, où je me souviens encore du visage gravé dans le mur d’une école rue du Château des Rentiers. À Lisbonne, bien sûr, où son empreinte est omniprésente – dans l’Alfama, à Graça ou au sommet du Panorâmico de Monsanto. Et aussi à Bangkok, lors d’un road trip en 2019, où ses gravures ornent même les murs de l’ambassade du Portugal.

Partout où il passe, Vhils ne peint pas : il enlève. Il creuse. Il révèle.


De Seixal aux capitales du monde

Vhils, de son vrai nom Alexandre Farto, est né le 1er janvier 1987 à Seixal, dans la banlieue sud de Lisbonne, non loin de Setúbal. Son art s’enracine profondément dans cette Lisbonne de l’après-révolution, encore marquée par les stigmates de la dictature et les façades décrépies de quartiers populaires. Très tôt, c’est dans le graffiti qu’il trouve un moyen de s’exprimer : à 13 ans, il commence à peindre les murs comme d’autres écriraient un journal intime.

Passionné par les images et les textures urbaines, il part à Londres étudier le graphisme et l’animation 2D/3D. C’est là qu’il affine son approche artistique, mais surtout qu’il réalise que le mur lui-même peut devenir le médium, bien plus que le support. L’inspiration lui vient notamment de l’œuvre de Banksy, dont il admire la puissance politique et l’humour grinçant.


2008 : le déclic du Cans Festival

Le véritable tournant arrive en 2008, quand Banksy l’invite à participer au Cans Festival à Londres. Son œuvre est installée juste à côté de celle du célèbre artiste britannique. Les passants s’arrêtent, les photographes s’attardent. Et très vite, le monde découvre cette technique inédite : le scratching.

Là où les autres posent des couches de peinture, Vhils enlève. Il gratte, burine, découpe, sculpte. Il utilise même parfois des explosifs pour arracher les strates du mur et faire émerger, comme un palimpseste urbain, un visage oublié, une expression silencieuse, un regard qui résiste.


Lisbonne : des portraits pour la mémoire

Au sommet du Panorâmico de Monsanto

En septembre 2018, à l’occasion du Festival Iminente, l’artiste réalise une œuvre puissante qui rend hommage à une figure emblématique : Marielle Franco une sociologue, militante féministe et élue brésilienne assassinée à Rio de Janeiro le 14 mars de la même année. Cette fresque, sculptée dans le béton, rend hommage à une voix muselée, mais jamais effacée.

Marielle Francisco da Silva, dite Marielle Franco, est une sociologue, militante féministe noire, issue des favelas de Rio de Janeiro, et élue municipale du parti de gauche PSOL. Elle a consacré sa vie à la lutte pour les droits des femmes, des minorités, et contre les violences policières. Son assassinat, le 14 mars 2018, dans un attentat ciblé, a bouleversé le Brésil et bien au-delà. Son visage est devenu un symbole mondial de résistance, de justice et de dignité.

En inscrivant le visage de Marielle Franco sur les murs décrépis du Panorâmico, il fait dialoguer deux formes d’abandon : celui d’un bâtiment oublié de la ville, et celui des vies marginalisées que Marielle défendait. Son regard, gravé dans le béton, interpelle, veille et inspire.


Mais le clou du spectacle, à Lisbonne, reste sans doute la collaboration exceptionnelle entre Vhils et Shepard Fairey, alias Obey — le célèbre artiste américain à qui l’on doit l’iconique portrait « Hope » de Barack Obama.

En septembre 2017, dans le quartier Graça à l’invitation de la Galerie Underdogs, les deux géants du street art unissent leurs forces pour créer une fresque monumentale dans le quartier de Marvila, ancien quartier industriel devenu vivier artistique en pleine mutation.

Le résultat ? Une œuvre saisissante, véritable dialogue entre les styles :

  • Vhils creuse le mur, fait émerger un visage dans la matière brute,
  • Shepard Fairey le pare de motifs ornementaux, de symboles engagés et de sa palette rouge, noire et crème.

Et ce n’est pas tout : lors de son passage à Lisbonne, Shepard Fairey a aussi réalisé deux autres fresques en solo, notamment celle du Capitão Leitão, une grande figure révolutionnaire portugaise, et une autre sur les droits humains. Trois fresques en tout, mais c’est celle réalisée avec Vhils qui vole la vedette — une rencontre au sommet entre le scalpel et le pochoir, entre la profondeur du béton et l’icône imprimée.


Un autre visage gravé dans Lisbonne : Amália, l’âme du Fado

Vhils a également rendu hommage à l’une des plus grandes icônes portugaises : Amália Rodrigues (1920–1999), surnommée la « Reine du Fado ». Cette fresque impressionnante est située au 46 Rua de São Tomé, dans le quartier de l’Alfama, non loin du miradouro de Santa Luzia. Gravé à même le mur d’un immeuble, le visage d’Amália émerge comme un fantôme mélancolique, profondément ancré dans la pierre, presque sculpté par le temps lui-même.

Son regard intense, tourné vers l’horizon, évoque à la fois la saudade — cette mélancolie douce typiquement portugaise — et la puissance émotionnelle du fado qu’elle a porté sur toutes les scènes du monde. Ici, l’art de Vhils rejoint l’histoire intime de Lisbonne, en imprimant dans ses murs la mémoire de celle qui en a chanté l’âme.


Bangkok : l’empreinte diplomatique

En février 2017, Vhils est invité à réaliser une œuvre sur le mur de l’ambassade du Portugal à Bangkok, dans le quartier de Charoenkrung.

Cette œuvre, que nous avons eu la chance de voir en 2019, m’a frappé par sa force silencieuse, comme un clin d’œil à l’histoire coloniale du Portugal et à l’identité multiculturelle de la Thaïlande contemporaine.

Elle rend hommage à l’amitié historique entre le Portugal et la Thaïlande. Là encore, l’artiste ne peint pas : il creuse, gratte, détruit pour faire apparaître un visage anonyme, universel. Une œuvre saisissante, à la fois discrète et bouleversante, fusionnée avec les strates du mur et l’histoire du quartier.
Plus d’infos sur la fresque


Paris : l’art dans la pierre

Et puis il y a Paris, bien sûr, où il a aussi laissé des traces. En septembre 2013, j’étais de passage dans la capitale pour raisons professionnelles. Un rendez-vous m’avait conduit à proximité de la place d’Italie. En flânant un peu dans le quartier, je suis tombé par hasard sur cette fresque, à la fois discrète et puissante, nichée au 173 rue du Château des Rentiers, entre une école et une église. Le visage anonyme semblait surgir de la façade, comme une apparition muette. J’apprendrai plus tard qu’elle avait été réalisée en 2012. Une œuvre de Vhils, évidente, rugueuse, gravée dans la pierre comme une mémoire qu’on ne veut pas effacer.

En 2018, l’artiste est également à l’honneur au Centquatre et à la galerie Danysz, où il présente des œuvres sur bois, sur métal, et des vidéos immersives qui prolongent sa réflexion sur la mémoire, l’identité et l’urbanité


Un art de la ville, un art pour tous

Ce qui rend l’œuvre de Vhils si particulière, c’est qu’elle ne cherche pas à faire joli. Elle questionne. Elle interroge les passants. Qui est ce visage ? Pourquoi ici ? Qu’est-ce qu’on voit vraiment quand on regarde un mur ? À travers ses portraits, ce sont les oubliés, les anonymes, les marginaux qu’il remet au centre de la ville. Il donne un visage à ceux que l’on efface.

Et derrière la technique spectaculaire du scratching, il y a toujours un message fort, souvent politique, parfois intime, mais toujours profondément humain.